Les Comptoirs du Noir – 18 Mai 2016

18 mai 2016

 

CYRILLE ANDRIEU-LACU

lit

des extraits du blog

« LE DIEU IMPATIENT»

 

et le chapitre 2  du roman

« LA CHAUVE-SOURIS ET LA BOUGIE »

de

GUILLAUME

 

LES COMPTOIRS DU NOIR

CAFÉ DE LA MAIRIE – PLACE SAINT SULPICE – PARIS VI

SOMMAIRE

 

  1. Je suis devenu une raie 
  2. La chaussette noire 
  3. Dans la forêt                      
  4. Un beau visage impassible
  5. Laissée seule 
  6. C’est un ange qui… 
  7. Souffrance d’enfant 
  8. Éveil 
  9. Réconciliation 
  10. La Chauve Souris et la Bougie : chapitre 2 (plus bas)

 

L’enregistrement audio de la soirée au lien suivant :

https://soundcloud.com/user-454484999/comptoirs-du-noir-du-16-mai-2016

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LA CHAUVE-SOURIS ET LA BOUGIE, ROMAN

Lecture du Chapitre 2

 

(résumé du Chapitre 1, qui a été lu aux Comptoirs du Noir le 18 novembre dernier : le personnage, un citadin solitaire, est témoin de scènes apocalyptiques au cours d’une marche dans Paris. Subissant un tremblement de terre, il parvient à se réfugier chez lui pour sombrer dans des rêves agités. Après son retour quelques heures plus tard sur les mêmes lieux où tout semble avoir été effacé, il lui est impossible de trouver des témoins qui acceptent de lui parler et de lui confirmer ce qu’il a vécu, il ignore s’il n’est pas victime d’hallucinations ou d’un chaos que personne ne veut avouer…)

 

CHAPITRE 2 SEMAINE 1 MARDI ET MERCREDI

En fin d’après-midi, les rayons de soleil qui percent la fenêtre m’invitent à sortir. Je reviens encore une fois sur les lieux de la veille. Tout y est comme avant : le même trafic continu de voitures, les motards, les autobus, les coups de klaxon et, sur les trottoirs, des passants rapides et concentrés qui se croisent, le regard en dedans.

Je vais m’asseoir à la même terrasse que ce matin et m’abandonne à l’un de mes passe-temps favoris : regarder la foule qui passe, observer les voisins. Progressivement, les images du jour se juxtaposent sur les souvenirs d’hier puis, la douceur et la chaleur de la lumière du soir qui tombe chassent peu à peu l’inquiétude. À la table d’à côté, deux jeunes femmes se racontent les détails d’une soirée dont je perçois quelques bribes. Elles pouffent de rire tous les trois mots. S’il s’agit bien de la nuit précédente, c’est qu’elles non plus ne l’ont pas vécue comme moi.

L’une des deux, la plus jolie, me fait face et répond parfois aux regards que je jette dans sa direction. Alors, je détourne les yeux.

Je sors un livre de ma poche et le feuillette distraitement. Mon attention ne parvient pas à se fixer, entre les pages qui tournent, les yeux noirs de ma voisine, le flux continuel des passants.

Une heure, deux heures s’écoulent. La terrasse s’est progressivement emplie de clients venus dîner. Les jeunes femmes sont parties, je n’ai même pas remarqué leur départ.

Au même endroit, une vieille dame aux cheveux d’un roux trop vif est accompagnée d’un tout petit chien assis sur ses genoux. Son pelage donne exactement dans la même couleur que sa maîtresse. Je me demande lequel des deux a été teint pour ressembler à l’autre, à moins qu’ils ne l’aient été tous les deux en même temps ? Je m’imagine la séance commune chez le coiffeur. Chacun son siège, quelques bottins sous le chien pour qu’il arrive à bonne hauteur tandis qu’un homme en blouse blanche, très affairé entre les deux, effectuerait des allers-retours continuels de l’un à l’autre, les ciseaux à la main, pour que la ressemblance soit parfaite…

La dame adresse souvent la parole à son ami à quatre pattes qui lui répond d’un regard attendrissant. Sa petite tête ne cesse de s’incliner d’un côté puis de l’autre. Ses oreilles frétillent d’excitation, il lui envoit des signaux entendus d’eux seuls. Pour le récompenser, elle lui donne des petits biscuits qu’elle extrait délicatement d’une petite boite en métal rangée dans son sac qu’elle referme à chaque fois très soigneusement, comme si elle ne devait plus jamais la rouvrir.

Plus près de moi, trois jeunes hommes s’expriment bruyamment. Eux aussi rient aux éclats, ils parlent fort, trop fort. Ils semblent ne pas douter une seconde de leur jeunesse, de leur existence, du monde qui les entoure et qui leur appartient. J’envie ces visages sereins, pleins de vie et dénués des ombres qui trahissent l’avancement du doute ou de l’âge.

La nuit n’apportera pas d’autres rêves agités.

Au réveil, je reprends le rituel rassurant des matins de voyage. Je ne passerai qu’une nuit à Varsovie, un minimum d’affaires suffit. Je n’ai que quelques centaines de mètres pour rejoindre à pied, sur l’esplanade des Invalides, l’arrêt de la navette Air France qui va directement à Roissy. Sur le trottoir, des groupes scolaires vont et viennent. Il y a pas mal d’écoles dans le quartier, qui créent autant de cohortes aussi joyeuses que bruyantes.

J’attends le car quelques minutes. Lorsque celui-ci arrive et que je monte à bord, je suis frappé par la jeunesse du chauffeur. On dirait un enfant qui porterait le blazer et le pantalon de son père. Il n’y a personne à l’intérieur, à l’exception de deux garçons et d’une fillette, assis sur la banquette du fond.

Le vertige d’hier est oublié. De même, les illusions de l’avant-veille se sont évanouies. Avec soulagement, je me laisse gagner par des pensées banales. Je passe en revue les points du programme qui m’attend : les réunions internes, les rencontres avec des clients, les objectifs à atteindre, le tout ponctué par le sacro saint rapport de mission de chaque fin de semaine.

À l’arrêt de la Place de l’Étoile, un garçon d’une dizaine d’années monte avec une petite valise. Il est seul. Le car est direct pour l’aéroport, je m’étonne qu’il voyage sans ses parents ou quelqu’un qui l’accompagne. C’est comme les trois passagers du fond. Ma surprise est plus forte lorsqu’à la Porte Maillot, la dernière station avant de quitter Paris, aucun adulte n’embarque mais encore deux jeunes filles. Elles ont la quinzaine tout au plus.

Un vague sentiment d’inquiétude m’incite à regarder plus précisément ce qui m’entoure. Au volant du véhicule le plus proche, c’est un enfant qui conduit ! Une autre voiture le suit, la même chose : un enfant au volant, avec un passager du même âge !

Je n’en crois pas mes yeux. Je tourne la tête vers le trottoir. Rien que des enfants ! Nous n’avons pas encore quitté la place encombrée, il y a beaucoup de voitures autour, mais il n’y a aucun adulte en vue. Est-ce le début d’un nouveau délire ? Je dois me pincer pour me convaincre que je ne rêve pas.

J’observe un instant ce garçon monté plus tôt avec sa valise, je voudrais tenter de comprendre ce qui se passe. Ses taches de rousseur, les mèches blondes qui balaient son front ne laissent rien transparaître d’anormal. Je lui demande :

– Tu voyages sans tes parents ?

Il réagit à peine, ne répond pas, tourne la tête dans une autre direction. Pris dans le trafic, le bus avance péniblement.

Je remonte à l’avant pour m’adresser au chauffeur. Il doit avoir à peine treize ans ! Le volant est bien trop grand pour lui… Il doit s’y reprendre à plusieurs fois pour le faire tourner et ses pieds atteignent à peine les pédales. Il doit même se dresser sur ses jambes pour les atteindre. Malgré tout, il conduit tranquillement et ne s’est pas non plus tourné vers moi. Au moment où je lui adresse la parole, il se contente de pointer du doigt l’inscription située au-dessus de lui : “par mesure de prudence, ne parlez pas au conducteur”. Je retourne en arrière en observant les passagers d’un regard de plus en plus inquiet.

Eux non plus ne font pas du tout attention à moi. Je décide de sortir, et réussis à ouvrir la porte en appuyant sur le bouton d’alerte. J’empoigne ma valise, me précipite dehors. Les portes sont déjà en train de se refermer, elles happent ma jambe droite. Je dois me débattre en criant pour me libérer, sans que personne ne vienne à mon secours.

Il me faut quelques mètres pour contourner les voitures à l’arrêt et regagner le trottoir. Je suis en pleine détresse. Il n’y a que des enfants autour de moi, je suis le seul adulte. Une vitrine me renvoit mon image : j’ai gardé l’apparence de mon âge. Ma tête se remet à tourner. Ma respiration s’accélère. Mes paumes ruissellent.

Le frottement des roulettes de ma valise sur le sol émet un bruit lourd et dur, pas rassurant du tout. Je me heurte très souvent aux enfants qui ont conquis tout l’espace autour de moi. Leur expression est agressive, comme ceux du car. Il n’est plus question de m’arrêter ni de m’excuser.

Je suis loin de mon appartement. Pourtant, je n’ai qu’une idée, la même qu’hier : rentrer chez moi. Mais comment ? Il y a un arrêt de taxi pas loin. Cinq ou six voitures sont stationnées les unes derrière les autres. Je me rapproche, remonte jusqu’à la première de la file. Installé derrière le volant, un enfant tourne la tête vers moi et me fixe en silence ! Je change brusquement de direction, et reprends la marche. Bientôt, une église apparait sur la droite. Au moins, je pourrai m’y réfugier un instant et tenter de reprendre mes esprits.

Les orgues entament un cantique au moment où je pénètre dans l’édifice où, visiblement, un rituel est en cours de célébration. L’intérieur est obscur, le contraste avec la clarté de cette matinée est si fort qu’il me faut un certain temps avant de distinguer quoi que ce soit.

Je finis par apercevoir, dans une chapelle derrière le choeur, un groupe de fidèles au pied d’un autel où un prêtre dit la messe. Je m’approche. J’entends le murmure d’une prière. Un soulagement vient gonfler ma poitrine. Mais l’espoir disparait rapidement. Entonné par des voix hautes et claires, je ne reconnais pas l’air aux sonorités martiales qui s’élève maintenant. Il évoque davantage des marches victorieuses que le recueillement. Mes craintes se confirment à mesure que je ne vois toujours aucun adulte. Ni dans le petit groupe, ni le célébrant lui-même. La blondeur de la plupart, leurs visages imberbes, l’éclat de leur regard… Il n’y a que des enfants ! Tels les figurants d’une comédie sinistre qui dévoilent une nouvelle scène encore plus noire que les précédentes.

Ils cessent de prier au moment où j’arrive à leur hauteur. Tous se retournent vers moi. Le prêtre me fixe du regard. La messe s’est interrompue. J’ai cessé d’avancer. Mon instinct m’intime l’ordre de partir. Ce n’est pas un regard de compassion ou de pitié qui fond sur moi. Je perçois l’hostilité, la haine qui monte. Je dérange, comme si j’avais surpris un rituel secret. Même l’orgue là-haut s’est tu.

Les enfants du dernier rang commencent à se rapprocher. Leurs poings se serrent, leurs visages sont fermés. Ils ont tous la même expression qui me fait frissonner. Sentant le danger, je recule. Aucun mot, mais le piétinement de leurs pas qui grondent sur le sol. Mon sang se glace. Je recule encore. Ils avancent vers moi. Dans la précipitation, une image me vient. Celle de ma tête au bout d’une pique, comme le seigneur des mouches, au milieu d’êtres vociférants et dansants qui brandissent le trophée de leur culte barbare.

Maintenant, je cours dans la nef et, sans me retourner une seule fois, je m’échappe de l’église. Il n’y a plus d’autre alternative que celle de me replier le plus vite possible chez moi.

Ce retour est interminable. Partout les mêmes scènes, sans adultes, alors que tout le reste semble si normal, le ciel, l’air, la ville… Comme si c’était moi qui n’étais plus de ce monde.

Je traverse la Seine, les bateaux mouches sont remplis de touristes enfants. Je ne veux plus qu’une seule chose. Rentrer me réfugier au plus vite, me réveiller chez moi pour un monde meilleur. Pourtant je sais que je ne rêve pas, je marche, je transpire, le sol résonne sous mes pas précipités d’un martèlement sec et creux.

J’arrive essoufflé, trempé de sueur. Le reflet dans la glace n’est pas pour me rassurer. Mon visage est rouge, mes cheveux en désordre. Le pansement appliqué la veille sur mon front a disparu, il s’est décollé pendant la course. Mon cœur bat à tout rompre et le sang bouillonne à me transpercer les tempes. Je vais encore une fois à la fenêtre pour m’assurer que le monde extérieur n’est pas en train de chavirer comme l’autre jour. De nouveau, le vertige me contraint à faire une étape forcée par le premier fauteuil trouvé en chemin.

Assis et haletant, je me mords les lèvres. Que faire ? Je préfère me diriger vers la salle de bains à la recherche de quelque chose pour me calmer. J’appellerai quelqu’un, le samu ou un médecin, mais plus tard. Pour le moment et sans que je comprenne vraiment pourquoi, je ne vois mon salut que dans le sommeil. Je n’hésite pas à prendre deux comprimés et m’écroule sur le lit. Enserrant ma tête entre deux coussins, j’accroche mon regard au plafond à la recherche, pourquoi pas, d’un ange qui, au travers d’une brèche ouverte sur le ciel, viendrait me sauver.

Le temps viendra, plus tard, d’essayer de comprendre le parallèle troublant des évènements de cette journée avec ceux de la veille. Pour le moment, le rythme de mon cœur ralentit, le froid me gagne. J’entends les bruits de la rue. Je m’efforce alors de respirer lentement, profondément. Je compte chaque souffle qui, lourdement, soulève puis creuse ma poitrine. C’est une habitude que j’ai prise lorsque le sommeil ne vient pas. En quelques minutes, une brume laiteuse me soustrait dans un ballet de chiffres qui scintillent comme des étoiles.

La nuit m’a repris et, avec elle, d’autres rêves. Le premier se dévoile en même temps qu’un épais brouillard se dissipe. Un bateau de plaisance avance seul et péniblement. Son étrave maigre et effilée ressemble au Requin, un de ces voiliers qui existaient du temps de mon enfance. Il est à sec, mais il traverse la grève à marée basse, mû par une force aussi mystérieuse qu’incertaine et fragile. Sa longue quille creuse un sillon dans les innombrables bandelettes de sable zébrées de filets d’eau que la mer descendante a oubliés. Ses voiles sont affalées. Aucune force ne semble le porter et, pourtant, il va vers l’avant, dans un équilibre difficile. C’est la fin de la journée, le soleil baigne déjà l’air d’orangers et de bleus doux. Le bateau veut rejoindre la mer, repoussée par la marée au delà de la baie.

Puis un autre rêve : un oiseau à grand ramage, qui vole très lentement. Il fait presque du surplace au-dessus de quelque chose que je ne distingue pas bien, un être inanimé ou un objet, ou peut-être moi. Soudain, le rapace s’abat à la vitesse d’une bombe sur cette proie gisante. D’un coup d’aile, il l’emporte entre ses griffes et disparait.

Encore un rêve : c’est le matin. Je suis de retour à l’école, après une des innombrables absences que j’accumule depuis le début de l’année scolaire. Arrivant parmi les derniers, je me glisse dans la salle de classe pour m’asseoir discrètement à l’un des rangs du fond. Mon voisin direct ne s’est même pas retourné vers moi, comme si je n’étais pas là. La leçon continue. Les élèves ont avec le professeur une relation qui me parait aussi ordinaire qu’étrange, comme s’ils étaient unis par un lien secret qui m’échappe. Je ne sais rien de la matière enseignée. Mais tout me semble pourtant banal, déjà vu. Mon apparition n’a suscitée aucun étonnement autour de moi. Tous sont habitués à mes absences prolongées, ponctuées par des présences de plus en plus rares. Je ressens une certaine gêne, mais je m’y suis fait aussi. Le soleil tranche la pièce d’immenses rayons transversaux, marquant l’espace d’ombre et de lumière.

À mon réveil, quelques heures plus tard, le soir a commencé à tomber. Il me faut du temps pour revenir à moi, après ces scènes étranges, ces rêves multiples et denses, comme si mon inconscient déchargeait des défilés d’images pour me protéger des émotions du matin. Ma valise encore fermée est restée en travers de l’entrée. Les vêtements parsèment le sol. J’avais dû me coucher à moitié déshabillé dans la précipitation, avec l’espoir, peut-être, que le sommeil permettrait de retrouver ensuite la vraie vie, remplie d’adultes, et qu’il gommerait toutes ces expériences déroutantes.

La tentation de me rendormir est forte. Mais ne faut-il pas plutôt me lever, et aller voir une nouvelle fois ce qui se passe par la fenêtre ? Ma main navigue au hasard des plis des draps et trouve le téléphone : il y a eu plusieurs appels “en absence”. Le seul enregistré est celui depuis l’aéroport de Varsovie, où celui qui était venu me chercher m’a attendu en vain.

Je voudrais reprendre pied. Après les scènes d’apocalypse en plein boulevard d’avant hier, cette fois-ci les enfants… Les images de la matinée ressurgissent. Je prends le parti de n’en parler à personne. De toute manière, je ne saurais à qui me confier.

Je ne vais pas non plus recommencer la même vérification qu’hier matin, je ne retournerais pas sur les lieux de la matinée.

De la fenêtre, j’assiste au spectacle habituel des voitures et des piétons qui anime la rue. L’appartement est-il situé trop haut ? Je ne parviens pas à distinguer si les conducteurs ou les passants sont normaux ou pas. J’hésite longuement avant de me décider à sortir. Suis-je témoin d’évènements aussi passagers qu’extraordinaires, ou bien victime d’hallucinations ? Le choix est douloureux, aucune des deux options n’est enviable.

Il n’y a que des adultes dans la rue, ce qui m’apporte un soulagement immédiat. Avais-je attrapé une fièvre délirante quelque part? Perdu dans mes pensées, je marche au hasard, tandis qu’une nouvelle nuit d’été tombe sur Paris. Elle retient toute la chaleur de la journée que le manque de vent, en fin d’après-midi, a augmentée.

Je me rapproche des quartiers les plus animés le soir. Il n’y a presque pas d’enfants, à l’exception de quelques-uns en compagnie de leurs parents. Il y a bien quelques adolescents en groupe, mais ils se fondent dans la masse. Pour une fois, j’éprouve un sentiment de fraternité réconfortant auprès de mes semblables.

Pourrai-je comprendre ce qui m’arrive ? Ne vaut-il pas mieux oublier ? J’ai l’impression d’être en apnée, dans une bulle d’eau qui frotte à peine le sol et se déplace au rythme de la marche. Comme si tout contact avec le monde extérieur passait par le filtre de cette membrane. Je marche longtemps, je suis les détours de ruelles, allant là où il y a de la lumière, de la vie, du bruit, des rires et de la musique. La rumeur de la ville me parvient dans un bourdonnement qui se confond avec le vacarme de mes souvenirs récents. Lequel recouvrira l’autre ? Lequel sera le plus réel ?

Plus j’avance vers les quartiers animés, plus les senteurs se mélangent. Elles se composent des odeurs de cuisine, de la foule et de la poussière. L’air est lourd, de plus en plus irrespirable. La moiteur monte du sol, un orage se rapproche. Souvent je ressens une brise légère qui balaie mes cheveux et mes bras nus. Elle donne une illusion de fraîcheur qui disparaît aussi vite. Ces courants d’air m’encouragent à aller plus loin. Je veux marcher de plus en plus, oublier ma tête qui tourne, diluer ces délires qui me hantent dans la foule de tous ceux qui s’agglutinent aux terrasses comme des mouches contre une lampe allumée.

Il n’y a plus rien à voir entre la vitalité grouillante de la ville qui s’accroît à mesure que la nuit avance, et le spectacle de ce matin. Lorsque je débouche sur une rue plus calme parmi celles qui bordent la Seine, je reviens en arrière pour me fondre dans le courant de la vie nocturne. La musique qui se déverse des bars se fait plus lourde, la foule parle plus fort.

Cela fait plus de deux heures que je marche. Il m’arrive de croiser parfois de pauvres hères qui, comme moi, rasent les murs. J’ai appris à les reconnaître, ces passe-murailles invisibles qui arpentent les mêmes trottoirs. Je les dévisage avec un mélange de haine et de pitié. Quels fantômes sont-ils venus fuir dans la foule ? Je suis comme eux, à regarder le spectacle de l’humanité qui vit, qui s’amuse, et qui ne meurt pas de solitude ce soir.

Alors je cherche une terrasse d’où je pourrais regarder le spectacle de la vie, d’où je pourrais partir plus vite aussi s’il le faut.

La chaleur a fait sortir tout le monde. Au milieu de groupes attablés, je vais exhiber ma solitude aux yeux de tous, des frivoles et des heureux… J’ai trouvé une place à La Palette, à l’angle de la rue de Seine et de la rue Jacques Callot, pas loin du Carrefour de l’Odéon. Des groupes de fumeurs occupent tout l’espace qui empiète largement sur la petite place de devant, que de rares voitures traversent au pas.

Ces scènes de rue font remonter en moi une bouffée d’optimisme. La jeunesse s’amuse, la ville vibre dans la chaleur de cette nuit. Parfois, les toiles tendues sur la terrasse claquent sous les rafales de vent qui confirment l’imminence d’un orage. Mais personne ne s’en soucie, sauf moi qui mesure la fragilité de cette précieuse scène de vie.

Pourtant, le ciel est encore haut et la nuit veut être longue, très longue. La vie tourbillonne autour de moi. Alors je reprends un peu l’espoir d’avoir un jour ma part, à mon tour.

Puis, soudain, quelques gouttes de pluie, des coups de vent plus violents, et un éclair qui déchire un bout de ciel, dans l’espace qui sépare deux immeubles. Une masse d’air éclate, transpercée par une pluie abondante. C’est le signe de la fin. De nombreux clients courent s’abriter où ils peuvent. Au creux de portes cochères ou sous des auvents, ils forment des masses compactes, comme s’ils préparaient dans l’ombre une attaque pour repousser la tempête.

D’autres partent en pagaille, rapidement trempés par les trombes d’eau qui s’abattent d’en haut. Telle la poudre du sablier, la foule finit par disparaitre, remplacée par la pluie ardente et les flaques  qui commencent à se former partout. C’est la vie qui reflue. Je me sens vide à nouveau. Il fait froid.

Je rentre à mon tour, puisque le spectacle est terminé. Je retrouve mon chemin que je pourrais suivre les yeux fermés. Comme si mon existence était la répétition de cette scène vécue si souvent : le retour d’une marche silencieuse, mélancolique et surtout absurde.

Seul dans la rue, j’ai parfois du mal à marcher. Des bourdonnements vrillent d’une oreille à l’autre, comme si l’orage tonnait encore dans ma tête.

Au bout de quelques mètres, j’ai l’impression d’être suivi. Tournant au coin de la rue, je commence à remonter le boulevard, où les passants ne manquent pas, ce qui me rassure un peu. Pourtant, je sens la présence de quelqu’un derrière moi. Je ralentis le pas et, lentement, m’immobilise au bout de quelques mètres. Il a cessé de pleuvoir, l’humidité et la chaleur se mêlent dans la nuit.

Je me retourne. En restant à même distance, une silhouette s’est arrêtée aussi. C’est un homme qui regarde dans ma direction. Sans se rapprocher davantage, il m’invite à revenir en arrière pour le rejoindre. Je voudrais repartir, mais quelque chose me retient sur place. Il ne semble pas y avoir d’agressivité en lui, c’est un homme d’âge moyen, habillé correctement.

Presque malgré moi, je me rapproche et lui adresse la parole.

– nous nous connaissons ? J’ai l’impression que vous me suivez.

– voyons ! Tu me vouvoies ? Tu ne me reconnais pas ? »

La nuit n’est pas sombre, le ciel s’est dégagé, un quart de lune qui miroite des bouts de reflets qui vont se déformer sur la vitrine d’un magasin tout près de nous. J’observe le visage de cet homme. J’y trouve une expression que j’ai peut-être déjà vu quelque part. Mais rien de plus, rien de précis. Aucun nom ne me revient.

– excusez-moi. Je crois que vous faites erreur. »

Je voudrais déjà repartir. Pourtant l’homme me fixe avec une expression étrange, amicale et insistante à la fois. Je reste sur place.

– depuis le temps que je pensais à toi ! Et je te rencontre enfin cette nuit. Je savais bien que je finirai par te retrouver dans une des rues de ton quartier. Je connais tes habitudes. Non, maintenant nous ne pouvons pas nous quitter comme ça. »

Je suis pris à la fois par la curiosité et la peur.

– voyons monsieur. Il est tard. Vous faites erreur. Je suis désolé, vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre.

– tu m’appelles monsieur maintenant ? Je sais que nous ne nous sommes pas vus depuis des lustres. Que tu veux m’oublier… Mais quand-même… Acceptes que nous restions ensemble quelques instants et que nous parlions un peu !”

Le contact avec cet homme me trouble. L’air presque brûlant, la fatigue, la tête qui tourne et me fait mal, je n’ai pas l’énergie de résister. Je lui fais signe, plus que je ne le lui dit, que j’accepte son invitation. Il me montre la terrasse du seul café encore ouvert dans la rue. Nous parcourons la quinzaine de mètres qui nous en sépare sans échanger un mot.

Quelques clients nocturnes sont encore attablés. Nous nous installons au bord du trottoir. Une lumière trop forte pour cette heure éclaire crûment les tables et les chaises recouvertes de paille. Les voisins parsemés autour de nous parlent à peine, comme s’ils entraient doucement dans le sommeil.

Je suis passé si souvent devant ce café mais c’est la première fois que j’y entre. Du dehors, je l’ai toujours trouvé peu accueillant. Derrière des vitres immenses et vides, les néons, trop forts, projettent une lumière jaunâtre et agressive, comme un cri hurlé dans la pénombre de la rue.

L’homme s’asseoit en face de moi. Il doit avoir passé la cinquantaine. Son visage est marqué comme s’il avait toujours vécu au grand air. Il transpire beaucoup. Sa chemise, son front sont mouillés. Il a les cheveux bruns, pas longs, tirés en arrière. Je suis comme aimanté par le regard direct qu’il plante sur moi, je cherche à le reconnaître.

Au serveur venu prendre la commande, je l’entends demander un café, tandis que je manifeste par un geste de la main que je ne veux rien. Maintenant, c’est la nuit à nouveau chaude et noire qui s’enfonce et se presse à mes tempes. Les yeux de l’homme assis en face de moi brillent comme deux boules sombres où je ne lis rien.

– tu te souviens de la dernière fois ? Ça remonte bien à quelques mois, peut-être même des années… »

Ses lèvres sèches et fines découvrent un sourire où j’ai l’impression qu’il manque quelques dents. Mais peut-être est-ce la nuit ? Je fais des efforts pour me rappeler cet homme. Rien ne vient. Il continue de parler.

– c’est toujours pareil avec toi, tu ferais tout pour m’oublier. Alors, ça te fait quand-même plaisir de me revoir ? J’ai pourtant l’impression que tu fais tout pour ne pas me reconnaître. Comme si c’était possible ! On ne peut pas nier de tels liens. Les liens du temps, les liens du sang… »

Je tente un sourire. Pour montrer que je ne marche pas dans cette plaisanterie étrange, sans brusquer ce personnage inquiétant, lisse et énigmatique à la fois. Je l’écoute, presque fasciné. C’est comme un mauvais rêve, sauf que je ne rêve pas. Non, je ne reconnais pas cet homme. Me rappelle t’il quelque situation, ou quelqu’un ?

Il ponctue ses phrases par des tics et des plissements de lèvres qui sont ceux d’un vieillard. J’éprouve un sentiment de malaise, et en même temps, sans comprendre pourquoi, de proximité. C’est comme si j’étais reconnu. Cela ressemble à cette sensation du plaisir un peu malsain et doucement honteux de celui qui se rassure au contact de sa propre odeur ou de sa moiteur.

Mon interlocuteur semble s’être habitué à ma stupéfaction, puisqu’il continue de parler :

– tu ne me demandes pas ce que je deviens ? »

Lui n’a aucun doute que nous nous connaissons. Ai-je déjà entendu sa voix ? Les grimaces de sa bouche, les minuscules tremblements de son menton quand il parle… L’homme me tétanise. En même temps, quelque chose me dit que je dois l’écouter. La crainte me saisit qu’il pourrait me révéler des choses pénibles.

– et toi. Toujours les affaires, les voyages ? Tu ne t’es pas arrêté ? Rien ne t’en a encore empêché ? »

Il tourne bruyamment la cuillère dans sa tasse. Ses expressions sont indéfinissables, même si je sens chez lui la satisfaction d’avoir trouvé l’interlocuteur qu’il cherchait. Parfois, il semble rire. J’ai l’impression qu’il devine mes réactions, alors que je reste muet et le plus inexpressif possible. Parfois, j’annone des réponses qui doivent toutes tomber à côté. À quoi bon ? J’ai le sentiment d’être vu de l’intérieur. D’être nu du dedans. Qu’il est impossible de se rhabiller et de cacher son âme.

Il ne s’arrête pas. Peu à peu, c’est comme si le vent soufflait sur du sable et découvrait une image, celle d’une fresque enfouie et révélée après des siècles d’oubli, fragment après fragment, et ne livrant pas tous ses mystères.

Pourtant, je commence à comprendre. Cet homme sait tout de moi. Il est mon frère de la nuit, mon double, ma conscience. Il détient mes secrets inavouables, mes crimes, ma honte, ma culpabilité même. Je n’écoute plus ce qu’il me dit. Il n’est pas un frère, je le sais, je le veux. Je ne parviens pas à situer mes crimes dans le temps : si je vais les commettre un jour ou si l’irréparable a déjà été commis. Mais ils sont là, en moi, dans le regard qu’il porte sur moi. Je les reconnais sans les identifier vraiment.

Maintenant, cet homme me parle de sa vie, mais je ne comprends toujours rien de ce qu’il dit. Il ne s’embarrasse guère de précisions, comme si je savais tout de lui. Il me reproche encore d’avoir toujours tenté de l’ignorer et de l’oublier. Et puis il recommence à me poser des questions :

– où en-es tu de ta lutte contre le mal ? Tu te souviens, tu n’avais pas pu me cacher à quel point il t’était difficile de lutter contre l’instinct de destruction en toi, qui te poussait à te réjouir du malheur des autres, à le souhaiter même. Il n’y avait pas que l’instinct de vie, mais celui de conservation, celui qui nous pousse à vouloir le mal pour les autres, afin qu’il se détourne de nous. Chez toi, je sais combien cet instinct est éveillé…”

D’un geste de la main, je marque mon malaise face à de tels propos. Je voudrais me lever et partir. Il le voit, il reprend :

– tu sais très bien que de toute manière, nous ne pouvons nous échapper longtemps l’un de l’autre.”

Je suis tellement fatigué, tout mon corps me fait mal, la solitude, les femmes que je n’ai pas aimées ce soir et que j’aurai tellement mieux fait de séduire. La nuit trop avancée… Ma vue est troublée, tout se brouille. J’ai l’impression de ne pas être vraiment là, dans ce café, en face de cet homme qui ressemble à un mauvais double, qui prétend connaître tout de moi, tout de mon néant imminent, de cette pente vers le chaos qui, tout d’un coup, vient de ressurgir.

J’ai toutes les peines du monde à me défaire de ce fou.

Cette nuit-là, je rêve de ma mère. Pour la première fois, je crois, depuis qu’elle est morte. J’étais chez mes parents. À l’entrée de ma chambre, au bout du couloir du premier étage, elle m’accueillait et m’embrassait. Je sentais contre moi son corps encore chaud, généreux, où je pouvais me blottir presque entièrement. Son regard était posé sur moi, se voulant à la fois rassurant et protecteur, tout en prolongeant l’inquiétude en elle pour tout ce qui l’entourait.

Je comprenais que mon père était malade. Il était couché dans sa chambre, c’était grave. Nous y étions préparés, résignés, déjà impuissants. J’allais le voir, il se retournait dans son lit. Il gémissait, ce que je n’avais jamais connu chez lui, il était régulièrement interrompu par de violentes quintes de toux.  Ses traits exprimaient une douleur mêlée d’exaspération. Je ne sais pas s’il me reconnaissait. Pourtant, son visage était celui qu’il avait eu plus jeune, vingt, peut-être trente ans plus tôt, ce qui me rassurait un peu : il avait encore des forces, peut-être n’allait-il pas encore mourir.

Je me suis réveillé péniblement et, pour tenter de m’endormir de nouveau et chasser les pensées, j’ai enfoncé des écouteurs dans les oreilles et cherché une bonne station de radio. Sur l’une d’entre elles, il y a la lecture de Millénium. Cet univers de Stieg Larssonn, certes inquiétant et étrange, me semble plus familier, plus proche de moi après ces deux derniers jours si oppressants. Je m’endors en pleine intrigue, quelque part dans la petite île Hedebyon à la recherche d’indices qui pourraient donner les clés de la disparition de Harriett Vanger, en la compagnie de la mystérieuse et peu sensuelle Lisbeth Salander.

Je change brusquement de roman. Est-ce une réminiscence d’Amélie Nothomb ? Je suis à dîner chez deux folles. Leur appartement se situe dans les combles d’un bâtiment délabré. Notre table est au milieu de la pièce, et à part quelques chaises en plus, il n’y a presque aucun meuble. L’obscurité, la pauvreté et l’abandon rêgnent. Nous sommes sous le toit, la charpente est à nu, il n’y a ni plafond ni isolation. La toiture est recouverte à moitié par des ardoises à moitié par des vitres d’un verre épais, à travers lesquelles s’engouffre le noir de la nuit. Il pleut dehors, une pluie froide qui tambourine les ardoises et pénètre les plaques de verres que le poids de la pluie fait tourner sur elles-mêmes comme des tourniquets. Il pleut dedans aussi.

Je suis le seul invité à ce dîner chez deux femmes que je ne connais pas mais dont je sais déjà qu’elles sont folles. Un silence lourd pèse sur nous, confirmé par le seul crépitement de la pluie qui envahit bientôt toute la pièce. Rapidement, c’est le sol qui se transforme à son tour en damier, partagé en parties fermes sur lesquelles repose notre équilibre fragile, et sur d’autres qui se mettent à tournoyer sous l’eau déferlante qui va inonder les étages inférieurs.

L’air est froid et mouillé. Le repas continue sans un mot, comme si nous étions les acteurs-spectateurs d’une scène annoncée, attendue et inévitable. Je sens bien que mes deux hôtes échangent parfois des regards, mais je n’ose m’interposer et reste accroché à mon bout de table. Je suis concentré à finir mon assiette, le plat est aussi insipide qu’interminable, il semble que ce dîner dure depuis si longtemps, et qu’il sera sans fin. L’éternité, entre ces deux geolières ?

Ce sont deux femmes sans beauté et sans âge, ou plutôt d’un âge si avancé qu’il est au delà des temps de la séduction. La froideur et l’indifférence presque haineuse qu’elles expriment rend leur laideur presque parfaite. Qui sont elles pour moi ? Que fais-je ici ? Ma présence est aussi incontestable qu’inexplicable. Suis-je venu ici à l’invitation de l’une d’entre elles ? Aurai-je fait une rencontre qui a mal tourné ? Une conquête ultime ?

Pourtant, je sens que ces femmes sont complètement femmes. C’est indéfinissable. Elles sont à l’étape finale de la féminité, mais dans un refus total de sensualité, d’accueil et de chaleur. Leurs visages sont entièrement donnés au va et vient masticatoire. Comme si se nourrir était la seule chose qui reste à faire, après que toutes les illusions et tous les désirs aient été démasqués ou épuisés.

Cette scène, n’est-ce pas la confirmation du danger, que le néant est proche, de plus en plus sûr?

À suivre…

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