17 Avr Table roulante
C’est un de mes premiers souvenirs.
Nous sommes, Emmanuel et moi, entourés d’adultes que je ne connais pas. J’ai surtout le souvenir de femmes. Des mères de famille, des tantes, des grand-mères…
Emmanuel est le dernier né de notre voisin de pallier. Emmanuel Denis, petit frère de Bénédicte. Il paraît que nous sommes nés tous les deux le même jour. Je ne sais plus très bien, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Si la date n’est pas exactement la même, il s’agit certainement du même mois, de la même année.
Ma toute petite enfance se partage donc au gré des heures passées avec lui, avec nos mères qui se croisent tous les jours et qui nous mènent au carré de sable creusé dans le jardinet que surplombe notre immeuble de Suresnes.
Je suis un tout petit enfant. Je n’ai que quelques années et le coeur d’un ange. Emmanuel est plus qu’un frère pour moi. Nous fusionnons tous les deux… Parfois, j’ai l’impression de ressentir ce qu’il ressent, d’être à l’intérieur de lui. C’est une de mes premières prises de conscience.
Ce jour là, Maman m’a confiée à sa voisine. Celle-ci nous a conduit, Emmanuel et moi, chez des grandes personnes. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de sa grand-mère et de quelques tantes. Il n’y a que des femmes et des personnes âgées. Si je suis intimidé, Emmanuel ne l’est pas. C’est, je crois, la fête de son anniversaire. C’est donc un peu notre fête à tous les deux.
Il y a gâteaux et rires. Et, au milieu de la scène, une table roulante. Celle-ci à été poussée jusqu’au milieu de la pièce, dans les éclairs de voix ou les chuchotements. Je ne perds rien des échanges que les femmes se glissent entre elles. Je ne les comprend pas, mais j’ai vu que les deux plateaux de la table sont couverts de cadeaux. Un grand moment se prépare.
Bientôt, la distribution commence. Les premiers paquets emballés de papiers brillants et magiques ne sont pas pour moi. Ils sont pour Emmanuel. Si je suis encore tout petit, j’ai quand-même compris que cette fête n’était pas la mienne. Sinon, mes parents, mes frères et soeurs auraient été présents. Mais il y a tellement de cadeaux que je ne peux imaginer qu’il n’y en aura aucun pour moi. J’attends mon tour.
J’ai le souvenir d’un temps qui s’allonge et de ma patience qui se creuse. Peu à peu, les plateaux de la table se vident. Il y a bien encore quelques boites, mais mon inquiétude grandit. Je lance parfois mes regards vers la maman d’Emmanuel pour me rassurer. Je lui fais confiance, autant qu’à toutes ces grandes personnes autour de moi qui ne sauraient m’oublier. Mais toutes ces femmes ne semblent plus me voir. Elles gloussent de joie à chaque émerveillement d’Emmanuel, qui reçoit les cadeaux en cascade.
J’ai commencé à comprendre, peu à peu, que cette fête n’était pas la mienne, et qu’il fallait respecter celle qui est due à ce frère pour toujours. Je me suis quand-même raccroché à un dernier espoir. Celui, insufflé par je ne sais quel vent chaud dans mon esprit de petit garçon, qu’il ne pourrait y avoir d’injustice, puisque que les grands sont là. Mon regard s’est jeté sur le dernier cadeau. L’un des plus beaux, puisque la boite est très grande.
Il n’y aura pourtant ni justice ni cadeau pour moi ce jour là. C’est une aventure cuisante, l’une des premières tristesses de ma vie.
Enfant sage et réservé, j’enfouirai ma peine dans des oublis immédiats. Sans doute, un serrement consolateur dans les bras de Maman venue plus tard me récupérer m’aura fait tout oublier. Jusqu’aux reflets désolants du métal gris de la table roulante dépouillée de ses merveilles.
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