Les baskets roses

04 Juin Les baskets roses

Des heures à marcher sous une pluie battante. Nos pas épuisent trop lentement les kilomètres qui glissent en silence sous le goudron des départementales et des communales, ou plutôt sur les sols pierreux et boueux des chemins qui longent les champs. Ceux-là, je les préfère, et de loin.

Parce qu’ils me plongent dans la verdure, qu’ils me font remonter le fil sinueux des sentiers, contourner les étangs, suivre le cours des rivières, traverser des forêts… D’ordinaire, quand je suis comme ça en pleine nature, je vibre. Je sais que je suis à ma place. Qu’au frottements de mes pieds sur les sols mous ou durs selon les pluies, répond le battement du cœur de la terre. Je la sens chaude, accueillante, invitante. Depuis toujours, j’ai l’impression que le grain de ma peau se confond avec le grain de la terre, celle qui s’écoule de mes doigts entrouverts quand je la saisis en pleine paume.

Mais aujourd’hui, la pluie est trop forte. Trop pénétrante. Est-elle hostile ? Je me suis renfermé dans ma marche, recouvert d’un imperméable qui me protège mal, tandis que mes chaussures de marche prennent l’eau. Dedans, je sens mes pieds frotter et baigner, tout cela provoque une douleur que je préfère taire et chasser loin de ma tête. Marcher va encore, je sais que c’est à l’arrêt, en ouvrant mes chaussures, que je découvrirai la débâcle.

La pluie est trop forte. Elle balaie toutes mes pensées et mes douleurs. Sous son poids, je penche la tête depuis des heures. Pourtant, ce poids, la pluie, la marche, je ne ressens rien. Parce qu’il y a ces baskets roses qui dansent devant moi.  Des chaussures sans doute trop légères pour celle qui les porte. Aussi légères que mon cœur.

Car je ne marche plus. Je vole. Depuis ces heures, mon regard ne la quitte plus. Je me suis retrouvé naturellement auprès d’elle. Nous sommes trois ou quatre à nous être détachés de notre groupe d’étudiants venus péleriner vers Chartres. Je l’avais déjà remarquée, mais je n’avais pas été touché par sa grâce comme aujourd’hui, lorsque nous sommes sortis du train qui nous a menés de Paris à Épernon.

Sans dire un mot, sans même échanger un regard avec elle, je l’ai suivie, elle et ceux qui marchaient à son rythme. Plus rien d’autre ne compte, même après toutes ces années qui m’éloignent autant de cette journée que d’elle. Que ses baskets roses, que je vais suivre toute la journée et jusqu’au soir, lorsque nous regagnerons Paris en train après la messe, à la cathédrale de Chartres.

Je n’ai aucun autre souvenir de cette journée là. Seulement ceux de sa marche : sous la visière de ma casquette enfoncée le plus fort possible pour me protéger au mieux de la pluie, je ne voyais que le bas de ses jambes. Je me souviens d’un pantalon qui s’arrêtait sous le genou, du bas de ses jambes nues et de ses pieds à peine protégés par des sockets qui effleuraient à peine le haut des baskets roses.

C’est ce jour là que je suis tombé amoureux d’elle. Sans le lui dire. Ni ce jour là, ni aucun autre jour des sept années au cours desquelles nous avons vécu une belle amitié. Que dis-je ? Amitié ? Je n’ai jamais cru à l’amitié entre les hommes et les femmes. En tout cas, je sais qu’en ce qui me concerne, cette amitié est impossible. Trop de passion, de désir et de tant de choses encore…

Cela a duré sept ans. J’ai tout fait, pendant toutes ces années, pour être toujours le plus proche que possible d’elle. Sans jamais me déclarer. J’étais tétanisé, j’avais tellement peur de perdre celle que je n’avais même pas, mais dont la présence me nourrissait comme les miettes les chiens affamés.

Il ne s’est jamais rien passé. Sauf cette amitié dont je parlais tout à l’heure, et dont il reste aujourd’hui quelque chose. De ma part, il y a beaucoup d’estime, du respect, et de la curiosité, quand-même… A-t-elle feint, à l’époque, de ne pas reconnaître ma flamme, ou en a-t-elle un peu profité, parce que ma compagnie valait peut-être mieux que d’autres ?

Cela n’a plus beaucoup d’importance, en fait. Ce qui m’étonne plus, ce soir, après tant d’années, c’est de découvrir que mon cœur n’a pas changé. Je revois les baskets roses avec la même émotion. Je suis prêt à les suivre à nouveau, dès que je les reverrai.

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