18 Oct Éloge des femmes mûres
Il y a de l’humour et de la légèreté chez Stephen Vizinczey. Mais que le lecteur ne se trompe pas : ils traduisent autant de pudeur que de profondeur. Il y a aussi de l’érotisme, souvent subtil et délicieux qui, s’il fallait l’excuser pour les lecteurs les plus prudes, n’est jamais exempt de poésie et, mieux encore, de la sincérité du personnage principal. Qu’on ne se trompe pas, c’est bien l’amour absolu qui est recherché ici. Celui qu’on voudrait trouver à chaque nouvelle page, en chaque nouvelle femme rencontrée.
En cela, l’auteur de “L’Éloge des femmes mûres” m’a fait penser à Casanova ou encore plus à la belle figure de Don Juan dont les amours étaient quête de l’absolu, dans le culte du divin féminin.
Si Dieu n’est peut-être pas qu’une femme ni un Tout Féminin, j’aime le croire quand-même. D’ailleurs, je pressens de plus en plus que les spiritualités du nouveau siècle convergent vers un modèle beaucoup plus féminin que l’image masculine et virile du Père qui est venue jusqu’à nous (cf note de bas de page 1). Ainsi, la boucle serait bouclée, et les temps pourraient finir ?
En attendant, peut-on aimer toutes les femmes ? Non, sans doute, et ce rêve insensé serait donc un péché – ce qui en rassurera plus d’un. Car il est effectivement possible qu’il y ait une erreur, que la cible soit manquée – et je reprends ici le sens le plus étymologique du terme rappelé par Arnaud Desjardins (cf note de bas de page 2 – “En relisant les Évangiles”, Pocket, p.160). Andras Vadja, le personnage central de “L’Éloge”, a peut-être commis quelques faux pas sur la voie, mais qui suis-je pour juger ?
Ces souvenirs amoureux ne racontent que la jeunesse du personnage. L’après sera révélé dans un autre roman, comme l’annonce la conclusion de celui-ci : “Les aventures d’un homme entre deux âges sont une autre histoire” (p.240).
Celui qui va devenir professeur de Philosophie au Canada décrit sa jeunesse avec une pointe de détachement désabusé et élégant : “du fond de mon malheur, je m’enviais moi-même.” (p.234) et encore “j’ai de plus en plus de mal à me prendre au sérieux.” (p.231)
La quête de l’amour, de LA femme, est difficile. Elle est illusoire peut-être, à moins qu’elle ne soit qu’un avant-goût de ce que nous atteindrons avec l’éternité. Dès son enfance, vécue avec sa mère près d’une communauté franciscaine, Andras ressent une attirance très forte pour les femmes, à commencer par les amies de sa mère, alors qu’il baigne dans le goût du sacré et du religieux : “Jamais je n’aurais pu si bien comprendre et tant aimer les femmes si l’Église ne m’avait pas appris à connaître la félicité et le respect du sacré.”(p.17)
Tôt, Andras rencontrera des femmes plus âgées que lui. Plusieurs fois dans sa vie, il trouvera auprès d’elles l’accueil, la compréhension ou la complicité qu’il recherche sans succès autour de lui.
À la jeunesse souvent maladroite et éprise d’absolu, les femmes mûres savent faire comprendre que “l’amour donnant un avant-goût de l’éternité, on est tenté de croire que l’amour véritable est éternel.” (p.171)
Il est à la recherche du grand amour, mais ne le rencontre pas : “Elles étaient trop nombreuses, c’était là l’ennui. Je tombais amoureux à la moindre lueur dans un regard, à la vue d’une poitrine rebondie (ou de petits seins pointus), au son d’une voix pâmée ou pour des raisons moins apparentes que je ne prenais pas le temps d’analyser.” (p.232)
Sa vie va trop vite : “C’était comme de conduire à toute allure à travers de beaux paysages – j’avais une vague idée de toutes ces hauteurs et de toutes ces vallées intéressantes, de ces reliefs et de ces couleurs, mais je roulais trop vite pour pouvoir bien regarder.” (p.232)
Est-ce l’amour qui est en cause, ou notre propre inconstance ?
“C’est moins douloureux de se dire “je suis superficiel”, “elle est égocentrique”, “nous n’arrivions pas à communiquer”, “c’était purement physique”, que d’accepter le simple fait que l’amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité. Mais ce ne sont pas nos propres rationalisations qui pourront nous rassurer. Il n’est pas d’argument qui puisse combler le vide d’un sentiment défunt – celui-ci nous rappelant le vide ultime, notre inconsistance dernière. Nous sommes infidèles à la vie elle-même.” (p.172)
Andras Vajda nait dans la Hongrie des années trente. Il vivra deux exodes pour fuir le nazisme au premier (avec une adolescence vécue avec talent et une aventureuse débrouillardise dans la faune des camps de réfugiés), le communisme au second. Cela ne l’empêchera pas de s’attacher à une vie plus contemplative, en étudiant la philosophie :
“C’est peut-être la raison pour laquelle nous préférons occuper notre esprit à des sujets moins éphémères que nous-mêmes. En ce qui me concerne, ce fut un grand soulagement d’appréhender l’angoisse sur le plan de l’abstraction, et d’obtenir ma licence et ma maîtrise en étudiant assidûment, avec un intérêt particulier pour Kierkegaard. Je me suis aussi beaucoup soucié du malheur de notre nation” (p.172)
Quelques citations :
des hommes qui ne savent aimer les femmes :
“Pourqui se faire du mal ? Quand je vois un homme approcher une femme avec de pénibles hésitations – comme s’il avait à s’excuser de quelque chose, comme si cette femme devait subir son désir plutôt que de le partager -, je me demande si cet homme-là n’a pas été malmené par les filles dans sa jeunesse.”(p.55)
d’une poésie érotique, ou d’un érotisme poétique :
“elle était si près, me disais-je, que je pourrais effleurer sa peau de ma voix, enrouler mes paroles autour de son long cou et les glisser dans ses cheveux blonds, qui étaient ramassés en un vague chignon ; ma voix pourrait toucher le bout de ses oreilles au dessous des deux pierres noires qui les paraient. Je pourrais la caresser avec des sons – ce qui n’était sans doute pas une si mauvaise idée, étant donné qu’elle était violoniste.” (p.122)
du plaisir :
“Le plaisir prive l’homme de ses facultés presque autant que la souffrance” (citation de Platon, p.231)
d’un baiser, entre deux réfugiés politiques qui ne peuvent suivre le même chemin :
“La jeune femme au visage rond se décida finalement à partir pour le Brésil. Je l’accompagnai à son car et, avant qu’elle ne monte à bord – plus pour me remonter le moral à moi-même que pour l’encourager – je la retins un instant et l’embrassai. Elle me rendit mon baiser, et nous restâmes ainsi un long moment à nous rappeler que nous étions toujours un homme et une femme et que partout il y aurait des hommes et des femmes… “ (p.183)
du corps d’une déesse :
“Quand elle entrait dans le hall, vêtue d’une robe moulante en soie ou en maille, remarquablement élégante, on avait l’impression que ce corps avait été modelé en une forme parfaite par une longue lignée d’amants fougueux.” (p.191)
d’une femme subtile :
“Elle ne pouvait pas trouver de meilleur argument pour me convertir à une vision stoïque de l’existence : au lieu de m’apitoyer sur mon propre sort, je commençai à m’apitoyer sur le sien.” (p.203)
d’une femme qui ne sait aimer :
“Sa résistance acharnée s’avéra due, non pas à la timidité, mais à la crainte. Une crainte qui fusait dans le bleu de ses yeux et planait sur son corps blanc et longiligne – la crainte de faux espoirs et d’échecs plus profonds.” (p.208)
d’Ann, une femme rencontrée au Canada qui était “une femme impitoyablement irrationnelle, qui eut sur ma vie une influence profonde – comme pour prouver qu’il n’est de meilleur moyen d’éduquer un homme que de le faire souffrir.” (p.221)
d’un geste lent :
“Vous savez, dit-il, en se tournant pour caresser le genou de sa femme, et en tendant le bras d’un long geste lent, comme pour embrasser ces milliers de kilomètres de forêts, de prairies, de lacs et de montagnes… “ (p.223)
d’une âme tourmentée :
“On aurait cru son âme aux prises avec une tempête féroce.” (p.224)
et encore :
“Pourtant, quand il tourna la tête de mon côté, je saisis son regard un instant – un regard de chien estropié” p.46
“En temps normal, elle était toujours pâle et inquiète, comme si elle venait de rater un train.” (p.116)
“Elle se promenait dans l’appartement en petit culotte pendant que j’étais couché sur le lit à la regarder – fasciné par ses longs orteils blancs, ces dix racines vivantes de son corps, qui s’enfonçaient et émergeaient du noir profond de la moquette.” (p.129)
1 : cela fait un peu de temps que cette idée me trotte dans la tête… http://www.dieu-impatient.com/all/ecriture/future-feminism/
2 : aurait-il été étonné d’être cité ici ?
Éditions du Rocher, 2001
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