Saint-Cast

12 Oct Saint-Cast

C’était à Saint-Cast, dans une pension de famille ou l’un des ces hotels chics des résidences majesteuses qui longent encore aujourd’hui la plage de cette jolie station balnéaire de la Côte d’Émeraude. Mes grands parents qui vivaient alors à Londres, avaient pris l’habitude de traverser la Manche tous les étés, accompagnés de leurs deux enfants. Comme beaucoup de leurs compatriotes, ils venaient trouver le soleil et la chaleur qui manquaient à Weymouth, Ramsgate ou Torquay.

Mon père, marin dans l’âme, me raconta certainement les longues heures de navigation en Ferry Boat, mais je n’en ai pas gardé le souvenir. Non, c’est une autre histoire qui, depuis, m’a toujours poursuivie. Elle s’était parfaitement lovée dans mon petit coeur toujours prêt à débusquer, magnifier et entretenir toutes les anxiétés.

Ainsi, la direction de l’établissement organisait régulièrement des expositions ou des concerts de musique offerts dans la grande salle de bal qui jouxtait le restaurant. Il fallait égayer la clientèle huppée, il n’y avait pas de films anglais au seul cinéma que comptait Saint Cast, et la télévision n’existait pas. Quant aux bals, il n’y en avait peut-être jamais eu.

Un matin, un jeune homme était venu à la fin du petit déjeuner annoncer à l’assistance qu’il donnerait un récital de piano, le soir-même après dîner. Tous les clients étaient les bienvenus : l’entrée était gratuite, chacun serait libre ensuite de verser son obole au virtuose méritant. Quelques têtes s’étaient levées. Mon père avait ainsi remarqué une silhouette particulièrement fragile, maigre et nerveuse. Il me fit un récit tel que j’imaginais un personnage sorti tout droit d’un roman de la fin du XIXème siècle de Charles Dickens ou, plus près de chez nous, d’Alphonse Daudet. L’usure de sa chemise aux manches élimées, ses vêtements fatigués trahissaient la précarité d’une vie d’artiste crève la faim, cherchant à gagner un peu de notoriété dans ces tournées et, surtout, un peu d’argent.

Lorsqu’il revint de la plage en fin d’après-midi, mon père remarqua plusieurs affichettes calligraphiées qui avaient été exposées aux endroits les plus stratégiques de la résidence : dans le hall, l’ascenceur et sur un chevalet, à l’entrée de la Salle de Bal. Il y en avait jusque dans les couloirs aux étages. Chopin, Liszt, Brahms et Schubert étaient au programme, de quoi plaire à tout le monde. Nul ne pouvait plus ignorer l’invitation.

Nous étions justement en pleins préparatifs. Le piano qui d’ordinaire sommeillait au fond de la grande pièce sous une toile épaisse avait été découvert et poussé près de l’immense baie vitrée qui offrait la vue sur toute la plage. Deux grands pots de fleurs cueillies du jardin avaient été disposés de chaque côté de l’entrée. Mon père fut frappé par l’excitation de l’artiste, qui ne cessait d’ajuster un détail, baisser puis rabaisser un rideau pour trouver la meilleure lumière, rapporter des lampes, il n’y en avait jamais assez.

Maintenant, des rangées de chaises s’ajoutaient les unes aux autres, faisant face au piano. Parfois, le jeune homme s’asseyait sur une chaise de la dernière rangée et contemplait la scène de son prochain prodige. Il n’y en avait jamais assez, il fallait que tout le monde trouve place, que nul ne soit incommodé ou mal à son aise. Il y aurait foule, avait-il dit à mon père : les clients des hotels alentours étaient aussi invités.

Alors, il allait chercher d’autres chaises dans l’établissement, négociait avec le chef de salle du restaurant. En fin d’après-midi, tout était prêt pour le concert, la marée de chaises avait affluée jusqu’à l’entrée et il y en avait encore une pile toutes prêtes à être déployées, au cas ou. Enfin, au moment du dîner, le pianiste alla s’installer près de l’entrée du restaurant, rappelant par sa présence l’invitation au récital. Il alla jouer quelques gammes qui résonnèrent lorsque nous étions à table.

Mon père voulut bien assister au concert, il s’était pris de sympathie pour le pianiste, mais ses parents avaient pour ce soir là le projet d’une promenade en bord de plage. Ils sortirent en famille après le dîner, il oublia.

Le lendemain, descendant pour le petit déjeuner, il jeta un oeil en direction de la Salle de Bal. Elle avait repris son aspect quotidien. Le piano dormait au fond de la pièce, les chaises et les pots de fleurs avaient disparu. Il apprit d’un des serveurs que l’artiste avait eu tout le temps de bien ranger la veille, avant de disparaître au désespoir : personne n’était venu.

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