Une bonne fourchette

06 Juil Une bonne fourchette

J’observe avec fascination le rituel qui vient de commencer et que je connais déjà. Son dos s’est voûté sans rapport avec l’âge. Il est penché, concentré, le nez près de l’assiette pour ne rien perdre du cérémonial qu’il surplombe de regards fixes ou, au besoin, circulaires. Ses longs doigts fins de peintre tiennent à peine sur les couverts et effleurent souvent le plat comme les patins du danseur caressent la glace.

Consciencieusement, il assemble la nourriture au milieu de l’assiette, sauçant méthodiquement tous les reliefs périphériques. Régulièrement, il pince un nouveau bout de pain avec lequel il balaie et nettoie toute la surface. Bientôt, c’est un ilôt de salade qui s’élève au centre de l’assiette au dessus d’une mer de propreté brillant à la lumière de la bougie.

Toujours du même rythme lent et solennel, il plonge sa fourchette dans le volume bien délimité. Il ne cesse de ratisser les lentilles, les carrés de fromage, les petites tomates et les feuilles vertes qu’il a bien pliées, au préalable, en trois ou en quatre, avec une précision protocolaire. Souvent, il relève la fourchette dont il évalue la charge, pour la replonger systématiquement dans la masse et la combler davantage sans avoir même ouvert la bouche. Puis il la pose au rebord, la laisse, l’oublie, la reprend, la soupèse pour la replonger encore dans l’édifice afin de mieux la remplir.

J’assiste en spectateur au ballet, écoutant peu ce qu’il dit, trop occupé à contempler les sculptures qu’il élève rarement jusqu’à sa bouche. Car il parle aussi et longuement, de sa voix douce et monotone. Son discours, entièrement étranger à son geste, s’est perdu quelque part dans l’air, dissipé par la concurrence de son double besogneux.

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