Un rire de trop

13 Déc Un rire de trop

Le gros homme était entré en dernier dans le compartiment, quelques instants avant le départ. Tout essoufflé, il avait certainement dû courir pour ne pas manquer le train. Il était encore à hisser une lourde valise sur la grille fixée dans les hauteurs, que celui-ci s’ébranla d’un coup si sec que l’homme failli tomber à la renverse. Il se rattrapa d’une contorsion aussi rapide qu’étonnante pour un homme de cette corpulence, ce qui lui évita de ne pas aller rouler aux pieds des voyageurs, et que son bagage lui tombe sur la tête.

Comme entrée, on pouvait faire plus discret. Rien à voir avec la quiétude des passagers du Cracovie – Varsovie de ce petit matin-là, tous encore plus ou moins endormis. Un de ces bons vieux trains comme il n’y en a plus, sauf en Pologne et toute cette partie de l’Europe, et ces compartiments qui rappellent avec nostalgie la convivialité et les odeurs de saucissons ou d’épluchures d’oranges des périples du bon vieux temps.

Il dû encore se faire une place, son fauteuil était celui du milieu. Si le jeune homme de droite ne broncha pas, la femme sans âge, contre sa fenêtre, leva les yeux au ciel et pinça des lèvres déjà très minces, tout en s’écrasant encore plus près de la vitre. Quant aux occupants de la rangée opposée, celui du milieu dût rappeler dare dare des membres inférieurs un peu trop longs dans ces circonstances pour laisser place aux jambons impressionnants du nouveau venu. Ses genoux pliés dépassaient la moitié de ce qui aurait pu servir d’allée centrale et qui se réduisait maintenant en mêlée de pantalons et de chaussures. Les autres, ceux d’en face, ils ne bougeaient pas. Ils observaient la scène et attendaient la suite.

A l’instar de l’équipement ferroviaire, le gros homme provenait d’une autre époque. Une casquette à carreaux s’était vite envolée vers la valise. Elle avait découvert un crâne généreusement dégarni, dont quelques mèches collées en désordre sur un front ruisselant et ridelé. Il avait le teint couperosé, mais ses joues étaient criblées de cratères noirs, un nez épais surplombant une moustache fatiguée mais propre, alors que la barbe était jaunie par le tabac. Ses yeux disparaissaient dans ce paysage insolite, orné de lunettes à écailles fines et sombres, qui devaient sortir tout droit d’un antiquaire féru de souvenirs de la regrettée RDA. Une cravate marron sur une chemise à carreaux, encore, sous un costume d’une flanelle épaisse, verte ou grise, selon la lumière. Le manteau, plié sous le bras, grattait la manche du voisin en déposant des petits bouts d’une laine bouclée et noirâtre. Et dans tout cela, beaucoup de rondeur, un air débonnaire, quelque chose d’un père Noël en congés.

Le train avait maintenant atteint une vitesse honorable. Cracovie disparaissait dans la brume du matin, qui s’accrochait aux immeubles bas et crasseux des quartiers nords. Enfin installé et rassénéré, notre homme se mit à respirer plus lentement, plus longuement. Il n’avait jamais lâché une serviette en cuir mou qu’il tenait sous l’autre bras, contre la dame, et qu’il serrait tendrement contre les profondeurs de son ventre immense et rebondi. Il finit par en sortir un petit livre, dont la couverture avait été soigneusement recouverte de papier journal, de sorte que l’ouvrage était bien protégé et que nul ne pouvait en connaître le titre, ni le contenu.

Il tourna les premières pages pour s’arrêter bientôt au passage recherché. Un bout de sourire venait de naître au coin de sa bouche, en bas à droite. C’était le signe que le bonheur avait définitivement chassé l’angoisse de tout à l’heure. Un peu déçus, les spectateurs cessèrent un temps leur examen. Un temps seulement. Car maintenant l’homme toussait. Une toux sèche, bruyante et saccadée, qui se répétait de plus en plus vite.

En réalité, il ne toussait pas, il pouffait.

Il était visiblement tombé sur un passage irrésistible. Sa main gauche de géant était venue à la rescousse et recouvrait ce qu’elle pouvait des mouvements de son poitrail gigantesque, comme un gardien de temple un peu seul. Il s’était remis à transpirer de tout ce qu’il pouvait. Il riait maintenant telle une moto embardée, sans pouvoir s’arrêter.

C’est alors qu’il commit l’erreur fatale.

Il tourna une page de plus. Ses yeux roulèrent comme des billes et dévalèrent les lignes aussi vite que la cascade de rires de plus en plus forts et fous qui ne pouvaient plus s’arrêter.

Ses voisins hésitaient entre l’exaspération, la joie théoriquement communicative, et la peur de ce qui pourrait encore se passer. Les mains sur les oreilles ne suffisaient plus pour recouvrir le vacarme de l’obèse qui tapait aussi des pieds.

Le père Noël était devenu tout rouge. Il se mit à crier.

– De l’air, de l’air ! »

D’un doigt levé tout proche du nez de sa voisine, il désignait la fenêtre. Il étouffait, et essayait en vain de desserrer le col de sa chemise. L’un des passagers se leva et tenta de baisser la vitre, mais la manivelle prévue à cet effet, lui resta dans les mains dès la première pression. Lorsqu’il se retourna, il était déjà trop tard. Le bonhomme avait fini par verser par terre pour de bon, de toute sa masse. Il eut un dernier spasme et mourut, le nez écrasé sur le pied de madame.

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