Sortie en mer

11 Août Sortie en mer

Une autre joie, réelle celle-ci, est de recevoir l’appel de Patricia le lendemain matin. Elle m’invite à passer la journée sur le bateau d’un ami. Il ne me faut pas longtemps pour les rejoindre, le mouillage au Quai de la Perle n’est qu’à quelques minutes à pied de l’hôtel.

 

Le cornish crabber d’Hervé, l’ami de Patricia, est un modèle de voilier très en vogue sur la côte depuis quelques années. Sa construction en bois, sa ligne retro et son esthétique soignée en font un bateau à la fois confortable et sportif. Dinardais d’origine comme nous, Hervé habite à Rennes, ce qui lui permet de revenir très souvent dans sa villa de La Vicomté, à quelques encablures du port d’où il sort son bateau par tous les temps.

 

La brise est légère, le cabotage sera tranquille aujourd’hui. Midi sonne au clocher de l’église du Prieuré quand nous sortons de la rade, en longeant le Yacht Club, le quai de la Perle et l’embarcadère des Péniches Vertes. Celles qui, en d’autres temps pas si lointains célébrés par Rohmer, elles reliaient encore Dinard à Saint-Malo. Suivent les villas majestueuses de la Pointe du Moulinet qui font face aux remparts de Saint-Malo. Elles sont les vestiges des grandeurs coloniales des anglais qui, comme mon père un peu plus tard, avaient préféré ce versant plus aimable du Channel dont les douceurs leur rappelaient un peu celles des Indes Orientales.

 

Nous allons maintenant vers le large, les courants du barrage que les turbines viennent de s’éveiller ne peuvent plus nous aspirer. La plage de l’Écluse défile à babord, l’esquif file droit vers Cézembre.

 

Hervé est visiblement heureux d’accueillir amie et ami d’amie à bord. Patricia a eu le temps de glisser à mon oreille qu’il se remet mal d’un divorce récent, d’une ex-épouse outragée, d’enfants éloignés, d’une solitude pesante. Son bateau est devenu son refuge. Il dort souvent dans sa cabine, s’écrase d’alcool et d’embruns qu’il va chercher au large mais jamais trop loin, revenant toujours au port où personne ne l’attend.

 

Nous avons laissé le Fort National à tribord, nous prenons maintenant Cézembre au large pour prendre cap vers le Fréhel lointain. Tandis que l’île file bientôt derrière nous, j’ai le souvenir de rares complicités avec mon frère. Il y a longtemps, sans que je me rappelle comment nous étions parvenus jusque là, nous avions passé une après-midi entière à découvrir les sous-terrains de l’île. Des kilomètres de tunnels s’enfuyaient dans tous les sens, débouchant à chaque fois sur des blockhaus qui, pour la plupart exposés au nord, faisaient face au large. Il y a quelques dizaines d’années, les allemands étaient venus installer des postes avancés avec la même obsession que les bretons d’antan, celle de guetter les invasions des gotons.

 

L’accès de l’île était interdit, on disait qu’il restait encore des mines et des grenades de la dernière guerre qui risquaient d’exploser à tout moment. Paul et moi étions bien au-dessus de dangers qui, menaçant les mortels, ne pouvaient nous atteindre.

 

Lui comme moi étions fermement accrochés à la certitude que nous étions différents et, par conséquence, meilleurs. Nous étions nourris de la noblesse de mon père, des ambitions artistiques de ma mère et surtout de ses discours constants qui nous inculquaient la fierté et la rareté de notre rang.

 

Nous nous consolions ainsi. Si les temps présents nous apportaient peu de satisfactions, nous ignorions le déclin familial à la ferveur d’imaginations chauffées au fer blanc. Paul était un dessinateur hors-pair et, s’il ne crayonnait pas, il construisait des maquettes de spitfires, de forteresse volantes ou de cuirassés glorieux. J’étais déjà depuis longtemps dans les livres, à parcourir alors les mondes et les conflits où toujours je finissais par vaincre. Mon héros était Natty Bumppo, alias Bas de Cuir, alias Œil de Faucon ou la Longue Carabine, le frère d’armes du Dernier des Mohicans, l’immense héros des romans de Fenimore Cooper qui constituent, à n’en pas douter, la vraie mythologie dont provient le Rêve américain.

 

Nous nous enorgueillions du passé militaire et naval de notre père. Héros discret mais réel de la seconde guerre mondiale, il avait désobéit à ses supérieurs qui, à la débacle de Dunkerque, donnaient l’ordre de démobiliser. Il était un des rares combattants de la marine française qui avaient choisi de rejoindre la Navy pour continuer la guerre. Il nous racontait qu’ils n’étaient qu’une poignée d’hommes, sur tout l’équipage de son destroyer, à quitter le navire pour rester à quai, en Angleterre, plutôt que de retourner se rendre en France déjà occupée. Ignorant les intimidations de son officier, il avait quitté le navire sous la menace de se faire casser la figure par des matelots furieux et remontés par leurs chefs Il le savait, c’était aussi au risque de représailles pour ses parents restés à Paris. Pendant quatre années supplémentaires, ils n’auraient aucune nouvelle de leur fils jusqu’à à la libération.

 

Nous sommes tous les trois assis à l’arrière du bateau, Patricia d’un côté de Hervé qui tient la barre au milieu, moi de l’autre. Alors qu’il m’avait donné l’impression d’être quelqu’un de plutôt bourru, tout à l’heure au port, celui-ci s’est tranformé en chef de bord animé, disert et chaleureux. Visiblement heureux d’être sur les flots, il l’est aussi de pouvoir partager avec nous certaines anecdotes de ses nombreuses sorties en mer. Il nous raconte les départs de la Route du Rhum, dont il n’a manqué aucun depuis le premier, en 1976. L’armada de bateaux qui tentent de se rapprocher au plus près de la ligne que les compétiteurs doivent franchir, une ligne fictive dessinée entre le Cap Fréhel et une balise. Du port de Saint-Malo jusqu’à la zone de course, l’accompagnement des compétiteurs était un grand moment. Avec poésie, Hervé nous racontait les bateaux de Tabarly, d’Alain Colas, de Mike Birch ou des frères Peyron. Il les décrivait comme des oiseaux immenses, volant au raz de l’eau vers le large à des vitesses irréelles.

 

L’histoire qui suit est malheureuse. C’était un soir d’automne, il rentrait de Chausey par vent de nordé. Le bateau était poussé par les rouleaux de la mer qui le portaient vers la terre. Déjà, les remparts de Saint-Malo surgissaient au loin, leurs toits gris étincelaient au couchant. En se rapprochant de la côte, son téléphone qui captait enfin avait sonné. Ses parents avaient eu un accident de voiture le matin même, les médecins avaient tenté de le joindre désespérement avant de décider d’opérer son père. Il ne s’était pas remis de ses blessures, il venait de mourir.

 

Cette histoire d’appel me fait penser à celui que j’ai reçu de mon frère, il y a à peine dix jours.

 

Cézembre est en train de disparaître peu à peu sous les vagues et l’écume qui se forme sous l’étrave du bateau. La côte défile devant nous : Saint Lunaire, la pointe du Décollé qui effile la mer comme un couteau tranchant, la Garde-Guérin qui abrite les reliefs précieux de Saint-Briac. Changeant le cap pour longer la côte de plus près, nous passons le Perron, côté terre, et l’île Agot, côté mer. J’ai le souvenir qu’en mon enfance, elle était couverte d’un immense chapeau blanc. On aurait dit des neiges éternelles. En réalité, c’étaient des des milliers de mouettes qui avaient colonisé la petite île. Pour préserver les oiseaux, son accès avait été interdit à l’homme. Je ne sais quel événement les a fait fuir, cela fait déjà quelques années qu’elles ont émigré ailleurs, Agot n’a plus le chef blanchi.

 

(à suivre… )

 

 

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