Mireille

12 Avr Mireille

Cela devait faire des heures qu’il m’attendait. Le gros homme était assis à droite, juste à l’entrée de la salle. Sa place était cachée derrière des rideaux épais qui la séparaient de la terrasse.

Le pauvre homme était à Paris depuis deux jours. Il était venu de Varsovie exprès pour moi, et je n’avais cessé de lui faire faux-bonds. J’avais finalement accepté le rendez-vous en toute fin d’après-midi, prétextant un retour de voyage pour lui proposer ce lieu de rencontre proche d’une gare et du bureau. Le Zimmer, place du Châtelet, se prêtait davantage aux amateurs de théâtres alentours qui grouillaient, en ce début de soirée. L’horaire tardif l’avait contraint à rester une soirée de plus, et à modifier son billet de retour, moyennant surclassement, lourds extras et colère contenue.

À sa silhouette massive, son allure et ses vêtements, jusqu’à son gros ordinateur portable qui envahissait toute la surface de sa petite table, je le reconnut tout de suite. Je fit mine de ne pas le voir, et allait m’installer plus loin, près d’une fenêtre. Et puis, pour abréger cette pénible rencontre, je me décidais d’en finir.

Je me dirigeais vers lui et lui demandais s’il était bien lui, un nom à coucher dehors. Oui, c’était bien lui. Je l’invitais à ma table, amusé de le voir obligé d’empaqueter toutes ses affaires, débrancher ses cables, coincer des dossiers épais sous son bras, et venir me rejoindre pour s’installer à nouveau, ce qui dû bien lui prendre quelques minutes et lui coûta quelques souffles bruyants.

Tout, dans la lenteur de ses gestes, la vivacité maligne de ses yeux noirs qui tournaient comme des billes, tout me faisait horreur chez cet homme matiné d’ours et de renard. Je l’aurais imaginé kapo à Auschwitz sans aucun problème. À part cela, il avait un visage sans traits, sans caractère, un nez, une bouche, un menton aussi communs que des millions de semblables et que j’oublierai tout de suite : pas de visage. Je comprenais vite qu’il faisait partie de cette espèce innombrables d’humains fraichement descendus de l’arbre, qui vivent toute leur vie pour quelques moments de gloire. Ceux que leur procure le pouvoir qu’ils peuvent user sur des plus humains qu’eux, comme moi.

Et il en profitait. Il me malmenait avec ses chiffres, il retournait les comptes de l’entreprise dans tous les sens. Et moi, une fois passé l’orage des questions et la colère d’avoir à subir l’interrogatoire, je commençais lentement à refaire surface, à trouver les réponses, à me sentir moins coupable. Le piège n’avait pas fonctionné, je bondissais déjà au delà, dans les tourbillons des affaires et des commerces où j’excellais et le semais à l’envie.

Il tenta bien de me rattrapper, mais il perdait pied. Et c’est là qu’il voulut devenir poète, malgré lui. Il essaya de me faire parler des collaborateurs, mais ce sujet n’était pas son fort. Il m’interrogea au sujet de Mireille. Où l’avait-il trouvée ? Déjà, il l’avait évoquée dans un de ces mails. Il avait dû confondre. Etait-ce un hommage à l’une des rares chanteuses françaises qui fit carrière de l’autre côté du Rideau de Fer ? Où n’étais-je témoin d’une métamorphose ratée, celle d’un auditeur se voulant la pâle réplique de Frédéric Mistral ? Au lieu de parler en provençal, il torturait ce prénom avec tout son accent slave, pauvre petit oiseau qui ne put s’envoler de ses lèvres trop épaisses. Mireille n’existait pas, je ne manquais pas de le lui dire en feignant l’étonnement, tout en regrettant de ne pas avoir le vrai Mistral en face de moi.

Je le quittais rassénéré, je ne m’étais pas laissé abattre. Une fois dans la rue, j’allais m’engouffrer dans le métro, dont la bouche s’ouvrait juste à la sortie du Zimmer, lorsque je jetais un dernier regard en direction de la brasserie où je l’avais laissé seul emballer ses lourdes affaires. Je ne le vis que de dos, déjà levé, alors qu’il finissait d’enfiler un manteau si grand qu’il y perdit toute apparence humaine, comme s’il n’avait pu attendre plus longtemps de retrouver sa lourde peau de sauvage.

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