L’histoire du chat qui s’ennuie

16 Juin L’histoire du chat qui s’ennuie

En fait, il s’agit de mon chat. Non pas celui d’un conte de Perrault ou d’une nouvelle de Colette. Mais simplement celui qui a décidé de partager un temps important de ma vie en me choisissant, il y a quelques années. Il était alors un tout petit bébé chat emmêlé dans un noeud de chatons qui venaient de naître et qui se blottissaient encore contre leur mère, dans un petit appartement où j’avais pris rendez-vous avec une dame experte dans l’élevage de chats d’origine sibérienne. Ils étaient réputés pour leur beauté et la pureté de leur sang. La vague de tendresse qu’il m’avait alors adressée m’avait convaincue que c’était moi qui l’avait choisi. Ce chat n’est pas seulement plus sensible, il est aussi plus malin que moi.

Le même qui, à quelques mètres près de moi, ne cherche plus à me cacher son ennui. Je n’en sais guère davantage et je sens bien que l’absence de communication verbale nous limite… Pour dire la vérité, reconnaissons plutôt que c’est moi qu’elle limite, puisque je n’ai pas comme lui de dons sensoriels qui me permettraient de capter et de comprendre le sens des ondes et des vibrations que nous ne cessons pourtant d’émettre l’un vers l’autre. Mais ce qu’il comprend de moi ou de la vie ne semble plus le satisfaire non plus.

Conscient qu’il se passait quelque chose d’inhabituel, j’ai décidé brutalement de cesser toutes mes activités ce matin, pour passer le plus de temps possible avec lui. Donc, je lui parle, je le caresse autant qu’il le demande et même plus. Je le nourris, je règle tous les menus détails de la vie quotidienne d’un chat citadin qui, heureusement, ne sont pas nombreux.

J’en profite pour l’observer. Je dois vous dire ici que mon inquiétude laisse parfois la place à un peu de colère, mais je cherche à ne pas la lui montrer. Car j’ai bien le sentiment qu’il profite de la situation en me demandant mille fois par jour d’exécuter les mêmes gestes qui, la plupart du temps, me semblent dénués de sens.

Combien de fois lui ai-je ouvert l’accès au balcon aujourd’hui? C’était toujours pareil : à peine avait-il commencé à profiter des rayons du soleil qu’il se relevait et regagnait le salon. Il me demandait ensuite de l’accompagner à la cuisine pour que je vérifie avec lui que sa nourriture, qu’il touchait à peine, lui était servie en qualité et en quantité satisfaisantes. Ou dans la chambre du fond, au bout du long couloir, celle qui lui est toute dédiée parce qu’il aime griffer l’épaisse moquette pour ensuite s’y étaler en l’attente de mes caresses qu’il échange avec des ronronnements sonores et généreux.

Mais aujourd’hui aussi, ces petites scènes qui tissent l’essentiel de la relation entre lui et moi ne semblaient plus lui suffire. Le pire, c’est lorsqu’il m’a mené à plusieurs reprises vers la porte d’entrée en me réclamant que je la lui ouvre. Quelle rupture cherchait-il ?

C’est la répétition de ces situations qui m’a alerté.

Depuis, je passe de nombreux moments en face de lui à ne plus rien faire d’autre que l’assurer de ma présence et de mon amour :  Il m’a ainsi contraint à me concentrer sur ce qui est essentiel.

Je m’étonne qu’il parvienne à ne pas bouger, pas même à ciller des yeux, pendant des minutes tellement longues qu’elles finissent par me faire oublier l’existence même du temps. C’est sans doute ce qu’il voulait de moi car il ne manifeste plus ses caprices et semble se réjouir de nos tête-à-têtes. Alors, il est possible que j’oublie un peu qui je suis. Je me mets à penser aux chats des pharaons, à ceux dont les fresques ornent les pyramides, les tombes et les labyrinthes cachés. Le mystère s’épaissit encore, je m’interroge sur les vies que mon chat a menées avant celle qu’il partage avec moi d’ordinaire avec flegme et silence.

Je crois bien qu’une étincelle de son secret s’est révélée soudain et qu’elle a brillé dans ses yeux. Dans leur miroir, j’y ai reconnu l’inutilité de la plupart de mes actes et de mes habitudes, en leurs rituels faussement rassurants. J’y ai vu aussi la vacuité de bien des pensées et d’émotions si passagères. Elles ont été balayées par la saine immuabilité de l’ennui, qui s’est doucement creusé plus loin pour m’offrir quelques parfums d’une éternité sereine, légère et aussi évidente que l’air qui glisse à l’instant sur son pelage immobile.

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© crédit photo Charles Devoud, approuvé par Louis de Sagazan

1commentaire
  • Louis de Sagazan
    Posted at 17:07h, 08 juin Répondre

    S. est un chat métaphysique, voire pataphysique ! Maître zen de salon à ses heures, ce chat mène votre pensée où il veut. La preuve, ce texte sensible, émouvant et profond!

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