La Fauvette Grise

01 Déc La Fauvette Grise

Chaque fin d’après-midi, c’était le même chemin. Le retour de l’école était une procession longue et rituelle, ponctuée par l’arrivée à la maison et la joie de retrouver ma mère.

Il me reste peu de souvenir du parcours : j’ai eu du mal à le retrouver lorsque, de passage à Bois-Guillaume il y a quelques mois, j’ai voulu l’emprunter de nouveau. Il y a eu beaucoup de constructions depuis, les villages savent mieux rajeunir que nous sans que cela les embellisse.

Sainte Vitrice était ratatinée contre des immeubles modernes et sans charme. Des salles de classe en préfabriqué cassaient la cour de récréation en deux, mais je reconnus le long mur de pierres qui bordait l’enceinte de l’école. Un instant, j’ai senti un picotement au creux de ma main. Je me souvins que je l’éraflais en la faisant voler en rase-motte, au dessus des silex coupants, pour tromper les radars.

Les rues avoisinantes de l’école et l’imposante route de Neuchâtel, qu’il fallait pourtant traverser, n’évoquaient plus rien pour moi. En revanche, l’immense prairie était toujours là. Certes, elle semblait moins grande qu’alors. Moins sauvage aussi, bordée de peupliers serrés en rang qui montaient la garde contre les intrusions des petits lutins en vadrouille.

Ce champ était un pays de merveilles, la récompense de nos dures journées d’écoliers. Pour rien au monde, nous n’aurions accepté un autre itinéraire mon frère et moi, malgré les remontrances de Maman qui se plaignait de nos chaussures crottées par la boue et de nos retours tardifs à la maison.

Entre temps, nous nous échappions dans des pays inconnus. Nous remontions les contrées lointaines de la bibliothèque verte. Elles étaient balayées de vents humides, ondoyées d’herbes hautes où, à tout moment, nous pouvions nous dissimuler contre les attaques des indiens. Derrière le fil de fer qui marquait un enclos, paissaient quelques vaches qui connaissaient mal leur pouvoir, car elles se transformaient en buffles, ceux de Buffalo Bill. Bill, comme Guillaume le Conquérant, mes héros. J’ai surtout des images d’hiver, de brouillards épais où se découpaient des créatures inquiétantes dans un silence frissonnant.

Mon frère et moi n’étions pas effrayés, bien au contraire. Nous étions chacun dans nos rêves, toujours séparés de quelques mètres, l’un devant, l’autre derrière ou sur les côtés à explorer de nouveaux territoires. Christophe disparaissait dans les brumes ou derrières des bosquets, il était toujours en quête. Lui aussi, je le faisais entrer dans la danse magique : avec son manteau sombre et la capuche qui lui recouvrait toujours la tête, mi fauve mi belette, il était devenu « la Fauvette Grise ».

Son grand plaisir était de ramasser tout ce qu’il trouvait en chemin. Il y avait de tout sur ce terrain qui servait de débarras à des riverains peu délicats. Parmi ses découvertes, il y eut cette brosse pour nettoyer les wc. Elle devint, pour quelques heures d’Histoire, le sceptre de son royaume qu’il brandissait en grands moulinets au-dessus de sujets prosternés. J’ai lu plus tard qu’Ivan Le Terrible faisait la même chose, sauf qu’il transperçait ses mauvais vassaux avec une pique. Quant aux trophées des exploits de Christophe, si Maman les dénichait, ils finissaient toujours à la poubelle.

L’été, nous nous attardions près d’une mare et recueillions, dans des boites en plastique, les tétards et les salamandres que nous espérions vendre ou échanger, à l’école. Il y eut aussi un chien mort, des nuées de mouches, une odeur pestilentielle, ce qui nécessita un détour pour éviter ce spectacle pendant plusieurs semaines.

Mes souvenirs sont assez vagues, ces quelques images et une nostalgie trompeuse. Et la fauvette grise, jamais vraiment revenue de ses conquêtes imaginaires.

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