La chaussette noire

27 Avr La chaussette noire

Lorsqu’il s’assit sur son lit et qu’il ouvrit le tiroir de son placard, les genoux consciencieusement repliés pour permettre de tirer celui-ci jusqu’au bout, Antoine de la Chapelière eut un moment de stupeur. Le tiroir du haut, celui qui depuis toujours était consacré à son petit linge de corps, ce tiroir était presque vide. À côté d’une pile de mouchoirs en nylon blanc hérités de son père et dont il ne se servait jamais, la quantité d’ordinaire si dense de chaussettes ordonnées en rangs d’oignons semblait avoir déserté la surface pourtant rassurante du bois acajou et précieux de l’étagère.

Un moment de distraction ? Philomène aurait elle commis une erreur de rangement ? Sa dévouée et fidèle philippine, employée depuis la nuit des temps à toutes les intendances ménagères, était pourtant à mille lieux de se laisser aller à de telles mégardes. Trop d’années et de loyaux services plaidaient pour elle. Persuadé qu’il allait très vite se rassurer, Antoine entreprit de saisir à pleines mains la poignée de chaussettes, blotties au fond du placard dans un silence apeuré.

Il ne voulut s’attarder sur la pénible sensation de pauvreté qu’il ressentit lors de sa prise. Sa main droite et encore fière s’était resserrée sur toutes les pièces trouvées pour les rapporter à l’examen soudainement inquiet de ses yeux écarquillés. Se sentant gagné par un début de fébrilité, Antoine décida de déflorer au plus vite le bouquet de tissus mous qui dégorgeaient mollement et piteusement, trouvait-il, de son poing. Il allait en avoir le coeur net.

Il les tira les unes après les autres sans qu’aucune ne broncha. Elles étaient aussi soumises que les feuilles d’un artichaut trop cuit. Trop vite, le constat s’imposa, et sa stupeur se confirma. Dans l’étalage lascif de ces matières mortes, il n’y avait aucune chaussette qu’accompagnât sa soeur jumelle. Il eut beau chercher, et chercher encore… Son impuissance claqua fort sur ses cuisses encore nues, au contact de paumes agitées et furieuses d’être vides.

Dans son armoire, il n’y avait aucune paire de chaussettes digne de ce nom ! Les célibataires, les singulières, les originales et même les colorées ne manquaient pas. Elles foisonnaient et défilaient presque sans honte sous son regard déprimé. Mais pas une qui en épousa l’autre ! À croire, comme il l’avait entendu d’une maîtresse femme un jour, maîtresse de sa maison et de sa floppée de mâles domestiques, à croire qu’un monstre caché, méthodique et hargneux, dévorait les chaussettes femelles pour le simple plaisir de ne laisser que des veufs éplorés et inutiles.

Qu’allait-il faire ? La journée avait commencé. Antoine savait que les tâches existentielles qu’il partageait avec quelques humains croisés au hasard l’attendaient au dehors. Mais il était prévu qu’il soit habillé en entier, surtout par les températures hivernales que l’avril méchant remettait.

Avec un peu d’effort, il parvint à isoler deux candidates. L’une était grise, elle était raffinée et presque transparente, mais elle était trop fine sans doute pour la saison. L’autre était plus chaude, plus ordinaire certes, mais sympathique en somme : la laine était douce et profonde et, de surcroît,  de couleur noire.

Ces deux-là étaient les seules qui pouvaient s’assembler sans que l’une insulte trop l’autre.

Antoine de la Chapelière s’interrogeait. Qu’allait-il faire ? Le temps de quelques secondes, celui du battement des ailes d’un pigeon de la place Saint Sulpice qui s’envole, il se dit qu’il pourrait tenter l’aventure et risquer la journée dans un manque d’uniformité qui ne le soumettrait qu’aux jugements des plus sots.

Un autre temps fut celui d’une considération différente. Même si elle paraît absurde, il est de notre devoir de ne pas la cacher : Antoine se demandait s’il n’allait pas enfiler les deux chaussettes au même pied ! On ne savait jamais… la chaleur qui s’emmagasinerait dans ce pied irait réchauffer l’autre, tandis que le ridicule serait moindre. Non ? Ne pourrait-il pas répondre aux sots qu’il n’avait pas d’autre chaussette, plutôt que de s’être trompé de couleur ? Si les fautes de goût sont impardonnables, la pauvreté n’est-elle pas l’objet de toutes les charités et des pitiés humaines ?

Mais quel pied choisir ? Antoine se perdit en pensées… Nous le savons, il était homme de confort et d’habitudes, et nous pouvons en déduire qu’il pencha davantage pour ses orteils de droite.

Ceux qui, quelques dizaines de minutes plus tard, croisèrent le chemin d’Antoine de la Chapelière et qui voulurent bien concentrer leur regard sur les chevilles de celui-ci purent alors constater la mise dépareillée de son anatomie inférieure. La pudeur nous prie de ne pas dire quel pied avait été affublé d’une double et sécurisante couverture, tandis que l’autre, au dernier moment, avait été habillée d’une sockette de passage. Notre champion de l’indécision et des choix du dernier moment avait encore subi la fatalité de son destin capricieux et incertain. Il portait à un pied un bas de couleur pâle. À l’autre, une chaussette de couleur bien épaisse, noire comme le jais.

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