Je suis devenu une raie

30 Déc Je suis devenu une raie

J’ai de la chance. je suis entouré de gens qui savent beaucoup de choses. Ils ont la gentillesse et la patience de tout m’expliquer, cela leur arrive très souvent car j’en connais vraiment beaucoup. Non pas que je le leur demande. C’est plutôt eux qui doivent ressentir le besoin de m’expliquer. C’est sans doute pour m’aider un peu et me faire profiter, ne serait-ce qu’un peu, de leurs lumières. C’est aussi pour remplir les vides, car je leur parle peu, je ne sais pas quoi leur dire.

Je vois à quel point ils ont l’air d’être des gens bien. C’est vrai qu’ils se sentent bien entre eux et ne cachent pas le confort que leur donnent leurs convictions : c’est quand même bien de détenir la vérité, non ? Je me dis alors que ça doit être bien de leur ressembler. J’essaie alors de les écouter, pour comprendre ce qu’ils disent. Que de « bien » dans le même paragraphe. Moi, j’ai du mal.

Ce qu’ils ne savent pas, et je leur cache du mieux que je peux, c’est que je ne retiens presque rien, et que j’oublie presque instantanément l’essence de leurs enseignements. Est-ce parce que ce qu’ils disent, finalement, ne m’intéresse pas ? C’est probable. Je crains qu’ils m’ennuient de plus en plus, tout me glisse dessus. Je crois que j’ai perdu toute intelligence humaine. Ou alors, suis-je en train de me transformer en raie ? Vous savez, ces drôles de poissons qui rasent les fonds marins, loin de la lumière, qui ont l’air aussi bêtes que plats et lisses.

Je ne sais pas pourquoi, cela doit faire des années que je suis devenue une raie. Au début, je ne m’en étais pas rendu compte.

Pourtant, il fut un temps qui me paraît très lointain, où je voulais savoir toutes choses. J’avais entendu parler d’un philosophe, Leibniz je crois. Il avait réussi à rassembler toutes les connaissances accessibles à son époque. Cette idée m’avait plu. J’avais alors étudié la philosophie, pendant quelques années. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Je voulais comprendre tous les philosophes, et je peux me vanter qu’il y en eut peu à me résister : c’est pourquoi j’en veux encore beaucoup à Spinoza, car c’est lui que je n’ai jamais compris.

J’avais un goût particulier pour les Grecs, notamment Platon et son mythe de la caverne, que je trouvais mystique et poétique à la fois. Et j’aimais surtout le père de tous les philosophes, Socrate, dont la phrase la plus connue résonnait déjà très fort en moi : « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien ».

Je crois qu’avec le temps, c’est l’essentiel de ce que j’ai retenu de mes études de philosophie. J’ai d’ailleurs l’impression de ne plus me souvenir d’autre chose de ces années-là. Si, un peu la querelle entre les réalistes et les idéalistes, où j’ai parfois changé de bord et où je me suis un peu perdu maintenant. Et tout ce qui tourne – c’est lié – autour du mystère de la connaissance : celle-ci provient elle de l’accumulation d’expériences et de sensations, collectées par l’intelligence, ou n’est-elle pas plutôt la projection de nos propres représentations, de nos catégories comme dirait Kant… ?

Pardon, je suis allé un peu loin hors des limites de ce blog. Je crois que j’ai voulu me prouver que je n’avais pas toujours été une raie : j’ai aussi ma vanité, les raies y ont comme tout le monde, comprenez-vous…

Pour revenir à mes humains, je me pose une autre question. Une dernière, pour la route. Pourquoi, pourquoi donc suis-je entouré de fats ? C’est fou ce qu’il y en a. Les bons bourgeois de la pensée, est-ce que je les attire ? Je ne me l’explique pas. C’est que je les trouve épais, avec leurs convictions qui les transforment en gros poissons obèses avec la bouche toujours ouverte pour parler dans le vide. À tout prendre, je préfère encore être une raie : c’est au moins léger, mince et silencieux.

Hermagor

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