19 Mai Chapitre 13 – Brunhilde
C’est un samedi matin.
Je me suis réveillé, poursuivi par un rêve sur ma mère. Cela fait exactement trois mois, jour pour jour, qu’elle est morte. Était-ce le premier signe qu’elle m’envoyait de l’au-delà ? Était-ce la permission que j’attendais pour me libérer de tout ce que je crois être, à tort ou à raison, noué par elle ? Allais-je enfin pouvoir faire son deuil ?
Depuis sa mort, je suis à la recherche d’une relation avec elle. Je voudrais la retrouver, la sentir, la reconnaître dans des signes, mais je n’y parviens pas. Sans doute a-t-elle mis trop d’années à mourir ? Trop malade, trop longtemps ? Je l’ai vue s’éloigner, disparaître, des années durant. Le contraire de mon père : lui qui était en pleine forme est parti en une nuit, sans prévenir. Puis il lui m’est revenu, dans une paisible et subtile présence, dès son lit mortuaire. Il m’a accompagné dans mon cœur et mes pensées pendant de nombreux mois.
Je note quelques détails de mon rêve dans mon carnet. Encore saisi par la torpeur, je reste couché. Dehors, le soleil darde ses rayons qui s’infiltrent malgré les volets fermés. Ils forment des traits obliques d’où s’élèvent des processions silencieuses de fines particules de poussière. Nous sommes au cœur de l’été. Je fixe mon regard droit devant moi, sur le mur d’en face dont je parcours les contours depuis ses coins d’ombre jusqu’à la fenêtre. Je comprends que, tandis que je dormais, ma chambre a été le lieu des mêmes jeux de lumière. La vie, chaude et bienveillante, me couvait et veillait sur moi.
La vision de ma mère, et aussi cette rencontre étrange en bout de nuit, ces images et les expériences si fortes de ces derniers jours me reviennent par vagues successives. Leur accumulation, comme celle de nuages avant la tempête, serait-elle le signe annonciateur de changements ? Je tourne les pages du cahier où j’ai pris l’habitude de consigner mes rêves. Peut-être y trouverais-je la clé de ce que je suis en train de vivre ?
Heureusement, les maux de tête de ces derniers jours ont cessé. Je prends un long bain, où j’observe mon corps bercé par l’eau chaude. Je voudrais découvrir d’autres signes qui expliqueraient ce que les rêves ne m’ont pas dit ou que je n’aurais pas encore compris. Mais lui ne dit rien non plus, compagnon muet et sans mémoire.
Pourrais-je y retrouver les parfums des femmes qui m’ont aimé ? Je voudrais que les parties de mon corps qu’elles ont touché de leurs mains, de leurs bouches ou de la pointe de leurs seins soient marquées de leurs empreintes à jamais. Mais je ne vois ni ne sens rien. Elles n’ont laissé aucune trace. La matière de mon corps ne sait pas garder les souvenirs du passé, elle ne sait marquer que les altérations du temps, déjà, avant celles que la vieillesse finira bien par creuser.
Une pensée joyeuse me tire de l’engourdissement. Celle du rendez-vous avec Brunhilde en fin d’après-midi. Nous devons nous retrouver vers six heures au café Nemours, sur la place Royale. Je sors vigoureusement du bain, entreprends quelques mouvements de gymnastique avec un entrain inhabituel. Mon désir de la rencontrer grandit. Cet afflux de vie fait abonder des résolutions fermes et des pensées positives, au regard desquelles les images du fantôme de la nuit dernière deviennent aussi absurdes qu’inconsistantes.
Je voudrais offrir à cette jeune femme une image renouvelée. Je passe l’après-midi à chercher la bonne boutique pour finalement concentrer mes achats dans le même grand magasin de la rive gauche. Une paire de mocassins noirs en daim, deux chemises à rayures fines bleues et blanches, un pantalon clair que je réussis à faire ajuster en quelques heures, et que je récupère un peu plus tard avant de rentrer chez moi.
Entre temps, je me suis arrêté au comptoir d’une brasserie du boulevard Raspail. J’en ai profité pour me rappeler, avec une légèreté inhabituelle, la vie si morne qui avait été la mienne jusque quelques jours auparavant. Maintenant, dans l’effervescence du moment, je savoure l’énumération des rencontres féminines de cette semaine. Moi si maladroit, si timide, si coupé des femmes, interdit d’elles… Je suis métamorphosé.
Une fois chez moi, je passe beaucoup plus de temps que d’ordinaire à me préparer, m’habiller, me coiffer et à appliquer crèmes et parfums sur mon corps, mes cheveux et mon visage, tout en interrogeant de plus en plus souvent ma montre dont les minutes, les heures mêmes, s’écoulent trop lentement.
J’irai à pied à mon lieu de rendez-vous. Je veux jouer ainsi de mon corps, détendu et reposé, sûr de ma force. Mon esprit cette fois-ci, fébrile et excité par l’attente, ne pourrait rien opposer.
Je traverse la Seine sur le pont de bois de Saint André des Arts qui fait le plein à cette heure-ci de promeneurs et de touristes. Mais, comme je l’avais craint, j’arrive beaucoup trop tôt. Mon impatience est telle que je suis parti près d’une heure en avance.
Comment pourrais-je tuer le temps ? La terrasse du Nemours est bondée, il n’y a pas une place libre. Je décide de remonter vers l’Opéra. Alors qu’il ne reste plus que quelques minutes avant l’heure fixée, après avoir calculé que j’aurais juste assez de temps pour arriver, je reviens sur mes pas.
La chaleur a augmenté avec le jour tombant, et le soleil, qui balaie la rue de ses faisceaux descendants, aspire goulûment tout l’air frais disponible pour ne laisser que des souffles de vent sec et rare. Je me maudis d’avoir trop marché. Mon dos dégouline de sueur. J’ai enlevé mon blazer que je tiens d’un doigt par l’encolure. Je déboutonne ma chemise jusqu’au nombril, avec l’espoir que je ne croiserais personne de connaissance qui me remarquerait dans une tenue si désordonnée. Avec ce plan idiot, je risque d’arriver trempé et décoiffé. Je ralentis donc mon pas et suis des trajectoires plus discrètes qui me laissent le plus possible à l’ombre.
Je suis de retour au Nemours. Baignée de soleil, la terrasse est toujours comble. Cherchant à nouveau un coin libre, j’aperçois Brunhilde. Elle est seule, assise à une table entre deux colonnes. Elle vient de lever la tête, comme si elle m’attendait. Elle m’a remarqué. D’un geste de la main, la paume levée bien haute et caressant l’air, elle m’invite à la rejoindre. C’est bien elle, je reconnais immédiatement son sourire qui s’était gravé dans les images que j’ai gardé de notre première et unique rencontre.
L’enchaînement des gestes est si simple et fluide que je me surprends à sentir que mon cœur s’est mis à battre très fort.
Comme dans un film où, tout d’un coup, l’acteur se transforme en spectateur, je me rends compte de l’étrangeté de la situation. Brunhilde et moi nous connaissons à peine. Je suis à la fois émerveillé et attiré, le plus naturellement, par l’appel de cette main tendue qui m’invite à la rencontre, et cette certitude étrange qui nous habite souvent lorsque des évènements importants se manifestent dans la vie. Cette main m’est offerte pour investir enfin la réalité, le film s’arrête et je savoure l’enchaînement d’instants de plus en plus précieux.
Nous nous saluons en nous serrant la main, maladroitement. Je vis enfin un de ces moments attendus depuis si longtemps, cet instant merveilleux où une jeune femme ravissante et quasiment inconnue me fait face.
Brunhilde est encore plus jolie que dans l’avion l’autre jour. Elle aime visiblement la sobriété, les lignes pures et sans superflus. Sa robe mi- genou, de couleur anthracite, droite, et ses épaules légèrement accentuées soulignent le roux éclatant de ses cheveux libérés qui se déploient généreusement. Des lunettes de soleil sur son front lui donnent un air détendu. Je vois dans son regard bleu gris briller de multiples reflets sombres ou clairs. On dirait les étoiles d’un ciel de nuit d’été. Une revue, le “Newyorker”, est ouverte sur la table.
Je dois attendre qu’elle enlève les écouteurs que je n’avais pas tout de suite remarqués. J’ai trouvé le moyen d’entamer la conversation. Ayant deviné la question que je commençais à lui poser, elle va plus vite que moi :
– « Archive » dit-elle à l’anglaise, en prononçant le ch en k, et le i en aïe.
Je ne connais pas ce groupe de rock.
Sans qu’il n’y ait aucun lien, je lui pose des questions sur la mission qu’elle est allée réaliser à Athènes, l’autre jour. Avant même qu’elle ne finisse de me répondre, je lui raconte la mienne. Je balbutie, mes phrases s’entrechoquent, les mots s’emmêlent… J’ai le trac. Ce que je dis est chaotique, sans doute incompréhensible. Je ne trouve d’autre moyen, pour m’en sortir, que de parler encore plus vite pour masquer ma confusion. Mais Brunhilde ne semble pas m’en tenir rigueur. Lorsqu’elle me répond, la douceur de son sourire, l’éclat de son regard et une rougeur à peine perceptible sur ses joues m’encouragent à continuer.
Heureusement, ce n’est jamais ce qui est dit dans ces moments qui compte. Mais le miracle de la rencontre, du face à face, le langage des corps, les regards qui se cherchent, se croisent, se fuient pour mieux se retrouver…
Je suis surpris par la rousseur de Brunhilde que je n’avais pas remarquée à ce point, la première fois dans l’avion. Une mer de points innombrables scintillent sur ses joues, son nez et sous ses yeux. Jusqu’à son parfum insolite qui se dégage et l’entoure comme un châle de baisers d’ambre embaumés venus se poser sur ses épaules.
Nous continuons de parler rapidement. Nous changeons de sujets, sans cesse. Le téléphone de Brunhilde, posé sur la table, reste merveilleusement muet. Je m’enhardis.
Les minutes passent. Les propos, au début, ont été semblables à ceux de la première fois : le travail, les voyages… Nos migrations fréquentes fournissent des sujets tout prêts et faciles qui nous permettent, pendant de longues minutes, de voguer l’un vers l’autre sans effort.
La soirée avance. N’allons-nous pas devoir nous séparer, alors que mon désir de rester plus longtemps avec elle grandit ? Je brûle d’envie de l’inviter à dîner. Comment maintenir les convenances qui préféreraient certainement que je ne puisse être libre comme ça, un samedi soir, et Brunhilde encore moins ?
Pourtant, elle ne marque pas d’empressement à voir notre rendez-vous s’achever.
C’est à ce moment-là que son téléphone sonne. Tout en me jetant un regard, Brunhilde décroche. Elle parle avec un homme. Avec soulagement, je l’entends abréger l’entretien, raccrocher. Elle repose l’appareil sur la table et le repousse du bout de ses doigts, encore un peu plus loin. Je saisis la grâce du moment.
Est-il possible que Brunhilde communie à la même émotion que moi ? Son charme, sa féminité me séduisent autant que m’émeut la proximité à la fois troublante et tellement rassurante des lieux de notre enfance que nous avons chacun vécue à Dinard, ce qui fut notre découverte si étonnante lors de notre première rencontre. Plutôt que d’aller le chercher autour du monde, le bonheur n’est-il pas à portée de main ?
Étonné par ma propre hardiesse, je m’entends lui proposer le plus naturellement du monde d’aller continuer la soirée par un dîner dans un lieu branché. Je me réjouis de la voir accepter sans plus de résistance.
Brunhilde doit bien avoir dix ans ou quinze de moins que moi. Son parfum, mélangé aux effluves qui s’exhalent de sa chevelure, souligne un contraste fort et troublant avec sa douce féminité. Il semble qu’il n’y avait rien en elle, dans ses récits comme dans les quelques évocations de son enfance, qui ressemble aux doutes qui m’ont toujours habité. Rien, en tout cas, de ce que j’entends et comprends d’elle. Et il n’y a pas que la parenté géographique étonnante de nos origines familiales qui me touche. Il émane de Brunhilde une grâce et un calme qui me magnétisent.
Nous marchons déjà sur la place de la Comédie Française, en nous dirigeant vers la colonne de taxis. Nous restons assis l’un à côté de l’autre, les quelques minutes du trajet, silencieux et presque graves, comme si nous nous concentrions sur la prochaine étape ou, peut-être, pour mieux reprendre notre souffle.
Bientôt, la voiture nous dépose devant l’entrée du restaurant, situé dans un quartier de boutiques de luxe, pas loin des Champs Elysées. La nuit commence à tomber. Il n’y a plus de place en terrasse. Une jeune femme nous invite à l’intérieur et nous propose une des rares tables encore libres.
Je ne m’étais moi-même jamais venu à « L’Avenue », qui fait l’angle de l’avenue Montaigne et de la rue François 1er. Sur un fond de musique électronique assez lourde, la décoration prête pourtant aux confidences et à l’intimité : des banquettes et des fauteuils bas recouverts de tissus violets sur une moquette de la même couleur, des tables ovales en bois foncé, des appliques qui projettent une lumière orangée contre les parois recouvertes de panneaux en bois brun. Je me réjouis d’avoir choisi ce lieu.
Je remarque des clients très jeunes autour de moi. Je suis surtout impressionné par les très jolies femmes qui tournent entre les tables, qui prennent les commandes puis apportent les plats. Elles font penser à des mannequins plutôt qu’à des serveuses. Elles ont certainement été recrutées selon des critères esthétiques et multi-ethniques.
La beauté de Brunhilde s’épanouit dans la lumière du soir. J’aime la hauteur de son timbre de voix, quand elle me parle de ses goûts pour la mode, la littérature américaine, New York. Elle me décrit même sa passion pour le tennis et le tournoi de Flushing Meadow auquel elle n’a pas manqué d’assister depuis plusieurs années. Et puis, elle revient de nouveau à cette Bretagne qui dessine un trait d’union de plus en plus fort entre nous. Elle raconte quelques histoires de son enfance, dans des lieux où nous nous sommes certainement croisés bien des fois. Comme celle de son père qui, lorsqu’il rentrait de voyages aux commandes de son petit avion, passait deux fois au-dessus de leur maison en marquant quelques coups d’ailes pour signaler son arrivée. C’était le signal que sa mère attendait. Elle partait alors le chercher à l’aéroport de Dinard.
A mon tour, je lui décris des anecdotes de mon adolescence sur les bords de Rance. Je m’étonne que certaines scènes surgissent dans ma mémoire, pour la première fois depuis des années, comme si je les avais vécues hier. Je croyais les avoir entièrement oubliées. Brunhilde écoute mes récits. Je me sens invité à plus de confidences, je me laisse aller à parler davantage.
Les minutes et le dîner se déroulent en second plan. Il y a plusieurs degrés dans cette soirée, j’ai le sentiment de flotter entre les sujets de discussion, la dégustation distraite des plats qui défilent, et l’attraction de plus en plus forte vers cette jeune femme.
Nous en sommes déjà à notre deuxième bouteille de champagne.
– Racontez-moi encore certains détails de votre enfance. Je voudrais savoir où vous étiez, et à quel moment. Où avons-pu nous rencontrer ? Dans cette crique où je me baignais l’été, juste en bas de chez nous, à laquelle on ne pouvait accéder que par le chemin de ronde, où bien sur le grand terre-plein qui la surplombait et sur lequel, avec mon frère et d’autres garçons du coin, nous jouions au football ?
Nous ne trouvons pas de souvenir commun. Le mystère demeure entre nous, tout comme le vouvoiement que nous gardons tous les deux et qui dénote une élégance et une coquetterie dont aucun de nous deux ne souhaite visiblement se défaire.
Maintenant, notre coin de restaurant est presque vide. Il est déjà tard, les clients ont déserté les tables autour d’eux mais la terrasse, comme le bar, grouillent de monde. Je propose à Brunhilde de sortir. Nous marchons quelques mètres dans la rue. La nuit a recouvert Paris, apportant avec elle un air plus doux, presque tendre. Je lance une nouvelle invitation, un dernier verre dans un club pas très loin, près de la place de l’Etoile.
Le taxi n’a pas loin à nous mener. Nous nous installons face à face, à l’une des tables du fond, contre une fenêtre où s’échappe le noir de la nuit. A part quelques consommateurs regroupés près du comptoir ou autour de deux ou trois tables, il n’y a plus personne au Sir Winston’s. Alors, en cette heure déjà tardive, de quoi allons-nous parler ? Des détails de nos vies qui n’ont pas beaucoup d’importance mais dont la légèreté ne fait que renforcer notre intimité. Nous parlons de nous, tout simplement. Brunhilde dépose son regard dans le mien de plus en plus longuement et, contrairement à d’autres jours, d’autres rencontres, d’autres femmes, je ne détourne plus les yeux.
Parfois, le spectateur en moi revient et ne peut s’empêcher d’observer la scène que je suis pourtant si heureux de vivre avec intensité. Une joie voluptueuse a grandi dans ma poitrine et dans chaque parcelle de mon corps. Je retrouve un instant la dualité que j’avais éprouvée ces derniers jours : tout ce que je vivais semble aussi extraordinaire que, sur le moment précis, tout à fait évident. Pour autant, il est facile et léger, ce soir, de laisser mes pensées en arrière-plan : je ne suis plus seul, cette fois.
L’espace qui me sépare de Brunhilde s’est réduit au point de ne plus exister.
C’est sans doute pourquoi, mû par une force intérieure aussi surprenante qu’assurée, je me lève et me rapproche d’elle en lui demandant :
– puis-je faire ce que je brûle d’envie de faire ? »
Est-ce la peur qu’elle ne m’ait entendu, ou l’incrédulité de ce que je viens de dire ? Je répète ma demande.
Brunhilde me regarde sans réagir. Mon courage ne fléchit pas, je ne lui laisse plus le temps de répondre et cueille ses lèvres entrouvertes. Elle ne résiste pas. Je la prends dans mes bras. Nos baisers se prolongent de longues minutes, sans un mot échangé. Et puis, parce que l’obscurité et le vide des lieux me semblent soudainement froids et étrangers, je propose à Brunhilde de me suivre pour le restant de la nuit et de venir chez moi. Je considère son absence de réponse comme un nouvel accord. Nous nous levons et sortons pour nous retrouver dans la rue en pleine obscurité. Dans le taxi et jusqu’à l’arrivée en bas de mon immeuble, rien n’interrompt une nouvelle étreinte, pas même les regards que le chauffeur lance peut-être dans le rétroviseur.
Je ne connais rien de plus dense que cet emportement, cette vague de bonheur. L’enchantement de la séduction, si rarement éprouvé mais si longtemps recherché. Je suis entièrement présent, actuel, réel, vivant. En pleine jeunesse, mon corps est à l’unisson de mes émotions et de toutes les ondes de beauté que m’offre Brunhilde.
Chez moi, je lui montre la salle de bain où elle disparait quelques instants. Lorsque vient mon tour, j’éprouve le besoin de reprendre mon souffle de longues minutes avant de venir la rejoindre. Étendue sur le lit, Brunhilde est à moitié endormie. Elle est nue, recouverte par le drap.
Nous nous aimons longuement, toujours en silence. Ce n’est que lorsque les premières lumières du jour pénètrent la pièce que nous nous permettons quelques plongées dans le sommeil, chacun son tour. Brunhilde est contre moi, recroquevillée. Je me réveille souvent, ou c’est elle qui me parle et me dit alors qu’elle a froid ou, parfois, qu’elle a un peu peur. Puis, elle repose sa tête contre mon épaule et se rendort.
Au petit matin, j’ai même rêvé. J’étais dans un train de voyageurs, en Afrique. Celui-ci traversait la brousse sous un soleil ardent. C’était un périple vers le sud, vers la liberté et la découverte. Une jeune femme m’accompagnait, nous étions très épris l’un de l’autre. La vie nous appartenait. Je ressentais cette force caractéristique d’un amour naissant, de la confirmation que l’autre est présent, elle pour moi et moi pour elle. Qui était-elle ? Sans reconnaître tout à fait son visage, elle incarnait l’amour platonique de mes vingt ans, une jeune femme au prénom pur comme la neige et aimée dans le secret, amour jamais déclaré, jamais avoué sept années durant. Elle avait bien dû s’en douter, mais elle n’avait jamais eu le courage de m’éconduire tout à fait, tandis que j’avais eu la faiblesse ou l’obstination d’une fidélité sans retour. Elle était la plus belle de toutes celles que j’avais rencontrées. C’était elle qui m’avait fait découvrir Brel, ce poète magnifique parti si tôt au pays de Gauguin, pour y goûter le paradis sur terre, de peur sans doute qu’il n’y en ait pas d’autre. Jamais je n’avais aimé si longtemps et sans espoir. L’amour était une grande affaire, qui valait bien tous les sacrifices et la patience du monde. C’est ce que je croyais à vingt ans.
Ce rêve marque ma réconciliation avec l’amour et les femmes, grâce à celle qui repose contre moi. C’était la fragilité et la force, ses yeux clos, juste au-dessous des miens, caressés par son souffle. C’est encore, un peu plus tard, son corps contre le mien, la pointe de chacun de ses seins dans ma paume, l’un après l’autre, la respiration qui monte, s’arrête, se libère, replonge.
Il doit être environ huit heures lorsqu’elle se lève. Elle veut partir vite. Elle me dit une nouvelle fois qu’elle a peur, qu’elle a du mal à croire qu’elle est chez moi. Elle doit recevoir la visite d’un proche dans la matinée, elle ne sait comment elle pourrait expliquer son absence si on ne la retrouvait pas chez elle. Ces mots sont les derniers qu’elle m’adresse. Elle s’habille rapidement, commande un taxi, m’embrasse. Je lui demande quand nous pourront nous revoir. Elle se retourne vers moi, esquisse avec ses doigts la forme d’un téléphone, me sourit et disparaît.
Je me retrouve seul. Un temps, le départ de Brunhilde me fait mal. Mais je croise du regard les rayons du soleil, les mêmes qui avaient si richement abondé toute la journée d’hier. Ils transpercent les rideaux et irradient la chambre, encore plus fort. La lumière est d’une blancheur rayonnante, la vie n’est que force. Je voudrais retenir ce moment. Je me recouche, inondé du parfum de Brunhilde qui embaume tout autour de moi. Je sens tout mon corps, dans les draps chauffés au soleil, dans sa vigueur, sa jeunesse encore, sa plénitude. Je le bénis, nu et encore engourdi après la nuit d’étreinte, et me laisse aller à une somnolence délicieuse.
(…)
Quelques heures plus tard, j’écourte mon déjeuner avec l’un de mes frères. Je me précipite chez Brunhilde. Nous avons échangé quelques appels, elle sera chez elle dans l’après-midi, je suis le bienvenu.
Je traverse la Seine pour regagner mon appartement. Elle habite une des rues les plus courues du Marais. De nouveau, nous nous parlons à peine pour nous retrouver presque immédiatement sur le lit. L’enchaînement de gestes est aussi naturel et incroyable que celui de la nuit précédente.
Par la fenêtre ouverte, j’entends monter la rumeur de Paris. C’est comme si Brunhilde et moi nous aimions en pleine rue, avec toute la ville. Nos mouvements se confondent avec cette marée de vie, nos murmures se mêlent aux voix et aux cris, nos gestes répondent au rythme des pas des promeneurs du dimanche qui, en bas, crépitent. Nous entrons en communion avec le monde immédiat qui nous entoure et, tandis que nos corps s’unissent, je ressens à la fois le dépassement et l’oubli de soi. Ne suis-je pas à ce moment, en compagnie de Brunhilde, en réelle atteinte au divin, la plus forte qui soit possible ?
Le soleil joue avec l’ombre. Il dévoile les corps que l’obscurité de la nuit avait pudiquement voilés. Cette fois, l’air flotte dans la jeunesse et les sons de l’été, dans la poussière d’or qui vient se déposer sur les hanches et les seins de Brunhilde qui se dresse devant moi et s’offre à mes yeux, pour la première fois, ainsi qu’ à mes mains.
L’heure vient pourtant, me dit-elle, où elle doit de nouveau se séparer de moi, interrompant la torpeur qui nous enivre. Elle a prévu d’aller retrouver des amis près du Louvre. Alors qu’elle s’habille et se prépare à sortir, j’ai l’impression, déjà, qu’elle s’éloigne irrémédiablement.
Ne voulant la laisser partir seule, je l’accompagne jusqu’au jardin des Tuileries. Est-ce parce qu’elle est déjà en retard qu’elle semble mal à l’aise? Nous parlons peu sur le chemin. Nous nous quittons à hauteur d’une des sorties du côté de la rue de Rivoli. Je lui vole un baiser, maladroitement. D’un rire gêné, elle me repousse légèrement. Des amis, partis à sa rencontre, pourraient la surprendre.
Son pas soulève un nuage de poussière et elle disparait de ma vue pour la seconde fois dans la même journée.
Je reste un instant sur place. Je voudrais retrouver la silhouette de Brunhilde mais lorsque la vue se dégage enfin, elle est déjà trop loin. La reverrai-je ? Tout était allé tellement vite depuis la hier…
Je rentre chez moi en marchant lentement, Je recherche le silence autour de moi. Je regarde en hauteur, vers la cime des arbres où tous les bruits qui m’entourent doivent être déjà moins perceptibles. Mon cœur et mon esprit sont partagés, J’ai eu à peine le temps de m’attacher à Brunhilde.
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