Belle du train

26 Nov Belle du train

Elle est assise juste en face de moi. Parfois, nos pieds se touchent, nos genoux se frôlent. Nos regards se croisent aussi, moins souvent. Elle est montée dans le train juste avant le départ, alors que je m’étais installé, étonné d’être seul, au premier étage du wagon.

D’ailleurs, elle aurait pu choisir une autre place, mais elle a préféré garder la sienne. C’est le hasard des réservations de la SNCF, qui a décidé de cette rencontre ce matin. Elle a glissé sa valise sous son fauteuil, ce qui m’empêche de pouvoir étendre mes jambes et me contraint de les croiser, dans la direction des siennes. J’aurai pu m’asseoir à côté pour plus de confort, mais ma voisine est beaucoup trop jolie pour que j’abandonne une telle contemplation.

La nuit a été trop courte, j’ai tenté à plusieurs reprises de m’endormir, tandis que le train fusait déjà et déchirait la nuit. Et puis, j’ai cette beauté en face de moi, et Klaus Nohmi qui ne cesse de de chanter « Cold Song » que je passe en boucle.

Elle aussi ferme souvent les yeux et je tente de m’endormir avec elle.

Quelques minutes plus tard, c’est la nature qui se réveille sous le gîvre et des rouleaux de nuages lourds. Ils montent à l’attaque de collines engourdies et sombres, comme si le souffle dégagé par le train les aspirait vers les hauteurs.

Elle doit être allemande, mais elle parle très bien français : nous avons échangé quelques mots. Un petit déjeuner a été servi, je lui ai proposé mes croissants qu’elle a décliné avec un sourire. Je n’ai pas eu la force d’aller plus loin. Pas le moment. Jamais le moment. L’éternelle peur de l’échec et du ridicule ?

Pourtant, un soleil ardent inonde maintenant les plaines et vient se refléter dans ses cheveux bruns. L’ovale de son visage souligne la délicatesse de ses traits, le rayonnement de ses yeux sombres et la grâce d’une bouche aux lèvres fines qui cachent mal un sourire qui m’a déjà séduit.

Je la regarde souvent. Se doute t’elle de mon admiration d’enfant ? Sait-elle combien je la trouve belle et combien ces quelques heures, passées en face d’elle, réaniment mon coeur ?

Pourquoi préférer l’écrire, et non lui parler ? Mon manque de courage m’accable. J’ai pourtant l’idée de lui donner à la fin du voyage, écrit sur un bout de papier, le lien qui lui permettra de lire ce texte sur mon blog. Nous serons en gare de Stuttgart. Je serai déjà loin quand elle le lira, si elle le lit jamais. Hors de danger. De quel danger ?

J’attendais, le souffle court et la poitrine serrée, l’approche de la ville de Stuttgart. J’avais réflêchi aux différents scenarii. Surtout, je ne voulais pas effrayer ma belle voyageuse. Je ne voulais pas non plus me comporter trop lâchement. Déjà, je savais bien que je n’irai pas plus loin, que je ne tenterai rien.

Au moins, j’avais décidé de ne pas flancher, et de ne pas la quitter de vue sans avoir accompli le plus grand geste dont j’étais capable. Mais quand ? Fallait-il attendre que nous marchions sur le quai ? Elle risquait de m’échapper dans la foule. Pire, un homme aurait pu l’attendre à l’arrivée du train.

Il suffirait de lui glisser mon bout de papier, en l’accompagnant de quelques mots et en essayant de ne pas bafouiller. Mais je n’avais rien pour écrire. Je pus trouver un voyageur au fond du wagon – nous n’étions plus seuls – et lui empruntais son stylo. Je déchirais l’enveloppe de mon billet de train, et reproduit, en m’efforçant d’être le plus lisible possible, le lien où elle pourrait retrouver le texte. J’étais nerveux. Je pliais trop vite la feuille pour la cacher dans la poche de ma veste. L’encre n’avait pas encore séché, certaines lettres s’étaient déformées. J’avais déjà rendu le stylo, et je n’avais plus de papier. Pourrait-elle me relire?

Après s’être endormie bien avant que nous ne quittions la France, ma belle voisine s’était réveillée depuis quelques minutes. J’enviais alors celui pour lequel elle commença à se maquiller longuement, offrant sa beauté éclatante à la lumière de midi. Les jolies femmes, c’est-sûr, ne sont jamais seules longtemps, il y a toujours quelqu’un pour les attendre dans les gares ou les aéroports.

Je n’avais plus qu’une idée fixe, mais je tâchais de n’en faire rien paraître. N’avait-elle pas déjà ressenti le poids trop lourd de mon regard aimanté ? Le train traversa un long tunnel, et ce n’est qu’au sortir qu’il commença à décélérer. Nous arrivions. Je pouvais distinguer par les fenêtres, à ma gauche, la périphérie d’une grande ville.

J’étais déjà prêt à partir, mes affaires rangées, habillé pour affronter le froid extérieur. L’inconnue se contentait de regarder le paysage.

Cela s’est passé très vite. Je me suis penché en avant et, de ma voix la plus douce, lui ai demandé si elle lisait le français. Je lui ai laissé à peine le temps de répondre.

– Je vous trouve très jolie.

Elle rougit tout de suite. J’ai vu dans son regard la surprise, un peu de crainte aussi. Je ne pouvais plus reculer.

– J’ai écrit ce texte pour vous. Il vous suffit d’aller sur le lien que j’ai écrit sur ce papier. C’est tout. Sinon, vous pouvez le jeter, ce n’est pas grave…

J’ai tenté mon sourire le plus rassurant et le moins ambitieux possible. Les gestes qui ont suivi, je les ai vu défiler, tels que je les avais préparé.

Je sortais le papier, le laissais devant elle, sur la tablette qui nous séparait. Je me levais, sans savoir si elle le prendrait ou, plutôt, ou si elle n’allait pas le laisser ou le jeter.

– Au revoir.

Pourquoi ne lui ais-je pas dit adieu ?

Elle n’eut pas le temps de dire quoique ce soit. J’avais déjà descendu les marches pour aller devant la porte, dans l’attente de l’arrêt du train en gare.

Je n’avais pas très bien calculé mon coup. Je dus attendre quelques minutes encore, debout,  seul et idiot sur la plateforme, alors que le train n’en finissait plus de finir sa course et de ralentir sans qu’aucune gare n’apparaisse. Je pensais à cette jeune femme là-haut, que j’avais sans doute stupidement effrayée. Je m’imaginais qu’elle n’oserait pas sortir du train avant d’être sûre de mon départ. Elle pouvait aussi appeler les contrôleurs ou descendre jusqu’à moi pour m’insulter. Elle pourrait encore me rattraper sur le quai avec son fiancé, qui me casserait la figure, et je l’aurais bien mérité. J’étais désolé de l’avoir importunée. C’est sur ce sentiment pénible que je sortis de la gare au plus vite. J’étais saisi de dégoût : comment avais-je pu ternir une telle beauté de mon insignifiance insupportable? De quel droit étais-je entré dans sa vie ?

Je pris un taxi, qui ne trouva pas mieux que de contourner la gare le plus lentement possible, au rythme du traffic encombré de ce mardi midi.  Je n’en sortais plus…

Ce n’est que quelques heures plus tard que je me repris à penser à la belle étrangère. Le rythme de la journée, les deux rendez-vous d’affaire de l’après-midi, je l’avais un peu oubliée.

C’est au retour à la gare que je me mis à penser à elle. Mes craintes du matin s’étaient dissipées. J’espérais qu’elle avait pris ma feuille et qu’elle avait lu son texte.  Oui, « son » texte… Même éphémère, nous avions, elle et moi, une histoire commune. Quelque chose qui nous avait rapproché : elle sa féminine beauté, moi ma naïve admiration. Je m’en réjouissais, et je m’en réjouis encore.

Le train se rapproche de Paris. L’aventure de ce voyage touche à sa fin. Saurai-je jamais si cette beauté a lu mon hommage et ce qu’elle en a pensé? J’espère qu’elle aura souri, et que je lui aurai ainsi rendu un peu de cette chaleur qui flotte encore dans mon coeur. J’aimerais savoir. Me le dira t’elle ?

J’ai retrouvé le même wagon que ce matin. Derrière moi, le voyageur au stylo de ce matin est exactement à la même place et mon siège est aussi celui de ce matin. Je l’ai vu en entrant dans le compartiment. Mon coeur a tressailli… mais le fauteuil de la belle était vide, et il l’est encore.

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