Avez-vous lu “Mémoires d’une jeune fille rangée” de Simone de Beauvoir ?

21 Août Avez-vous lu “Mémoires d’une jeune fille rangée” de Simone de Beauvoir ?

Il était à la fois agréable et troublant de suivre les pages des “Mémoires” et de poursuivre l’enfance et la jeunesse de Simone de Beauvoir, parce qu’elles se déroulent en des lieux que je fréquente au quotidien : le boulevard Raspail, la rue de Rennes, Saint Germain des Prés, la Sorbonne. Surtout, le jardin du Luxembourg qui bat comme un coeur inondant toutes les artères qui en partent ou y reviennent de cette énergie harmonieuse et profonde qui, comme Beauvoir, me nourrit tous les jours.

Ces “Mémoires” racontent l’émancipation progressive d’une jeune fille de bonne famille qui soulève, les uns après les autres et dans un rythme lent et méthodique, tous les voiles des certitudes, des principes et des convenances établies qui ne résistent pas à sa compréhension de la réalité : Cette évolution m’a fait penser à la mienne, et la comparaison s’arrête là…

En même temps, il est presque amusant de constater la naïveté qu’accompagne parfois une telle intelligence. Longtemps, la jeune fille très rangée va garder des comportements en retrait des lumières que révèlent ses perceptions, soutenues par ses lectures nombreuses et ses études brillantes. Elle aime bien le confort de cette bourgeoisie qu’elle pourfend “Je voulais devenir quelqu’un, faire quelque chose, poursuivre sans fin l’ascencion commencée depuis ma naissance ; il me fallait donc m’arracher aux ornières, aux routines : mais je croyais possible de dépasser la médiocrité bourgeoise sans quitter la bourgeoisie. Sa  dévotion aux valeurs universelles était, m’imaginais-je, sincère ; je me pensais autorisée à liquider traditions, coutumes, préjugés, tous les particularismes, au profit de la raison, du beau, du bien, du progrès.” (p.247). Mais cela ne durera pas : “Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue ; ma critique ne tendait, pensais-je, qu’à la débarrasser de vaines survivances : elle impliquait en fait sa liquidation.” (p.250).

Peu à peu, la jeune femme va s’isoler “Je leur retournais l’hostilité qu’ils me témoignaient. Quand autrefois je me promettais de ne pas leur ressembler, j’éprouvais à leur égard de la pitié et non de l’animosité ; mais à présent ils détestaient en moi ce qui me distinguait d’eux et à quoi j’attachais le plus de prix : je passai de la commisération à la colère. Comme ils étaient sûrs d’avoir raison ! Ils refusaient tout changement et toute contestation, ils niaient tous les problèmes. Pour comprendre le monde, pour me trouver moi-même, il fallait me sauver d’eux.” (p.254)

Naïveté aussi en sexualité qui reste longtemps un domaine inexploré. Plutôt fleur bleue, elle idéalise encore l’amour et le couple comme les élèves de l’enseignement catholique. Il faut un temps pour chaque chose. En même temps, elle se délecte de lectures interdites, parce qu’elles révèlent qu’il peut y avoir des plaisirs et des amours passionnels. Pour elle, l’amour est naturel à condition que l’on s’aime. Elle ne comprend pas la pudibonderie qui l’entoure.

Cette naîveté s’illustre dans l’amour platonique qu’elle porte si longtemps pour son cousin Jacques. Tant d’amour espéré pour un pâle jeune homme qui se dérobe toujours. Lui qui se précipitera “dans un mariage absurdement raisonnable” (p.458) qui finira mal.

Elle se sait une grande destinée : si celle-ci ne lui apportera pas forcément la gloire – à quoi bon vouloir la reconnaissance des ses semblables ? – son bonheur sera de servir, et d’améliorer ainsi la société avec sincérité et désintèressement.

Ces “Mémoires” accompagnent l’histoire tout court, de la première guerre mondiale qui n’atteint l’enfant que par bribes, jusqu’aux menaces de la seconde. Surtout, elle suit l’histoire de la pensée tumulteuse du XXème siècle. Simone de Beauvoir connaîtra tous les courants de pensée mais elle n’en adoptera encore aucun. En recherche permanente, elle ira même goûter à la philosophie mystique de Plotin (p.341). Rejetant tout de suite l’extrème droite et l’action française, dont elle s’amusera quand-même à essayer de comprendre les idées, elle suit le désabusement de la génération d’après guerre, les Barrès, Valéry, Mauriac, Gide, Claudel… “Il est normal que je me sois reconnue en eux car nous étions du même bord. Bourgeois comme moi, ils se sentaient mal à l’aise dans leur peau. La guerre avait ruiné leur sécurité sans les arracher à leur classe ; ils se révoltaient mais uniquement contre leurs parents, contre la famille et la tradition (…) seulement, comme ils n’avaient pas du tout l’intention de bousculer la société, ils se bornaient à étudier avec minutie leurs états d’âme.” (p.255).

La question religieuse est importante dans la jeunesse de SImone de Beauvoir. Issue d’une famille pratiquante, elle est d’abord une enfant “très pieuse”. Elle prendra assez tôt des distances. Même si l’idéal chrétien la poursuivra longtemps, celui de la sainteté où le service est une valeur qu’elle place très haut. Elle essaie bien de protéger son Dieu de pratiques et de prêtres qu’elle juge sévèrement : “Je concentrai mon horreur sur le traître qui avait usurpé le rôle de médium divin. Quand je sortis de la chapelle, Dieu était rétabli dans son omnisciente majesté, j’avais rafistolé le ciel.” (p.178).

Puis, elle découvre qu’elle ne croit plus : “c’était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrît plus qu’un mirage. Depuis longtemps l’idée que je me faisais de lui s’était épurée, sublimée au point qu’il avait perdu tout visage, tout lien concret avec la terre et de fil en aiguille l’être même. Sa perfection excluait sa réalité. C’est pourquoi j’éprouvai si peu de surprise quand je constatai son absence dans mon coeur et au ciel. Je ne le niai pas afin de me débarrasser d’un gêneur : au contraire, je m’aperçus qu’il n’intervenait plus dans ma vie et j’en conclus qu’il avait cessé d’exister pour moi.” (pp. 180-181)

Philosophe ? Écrivain ? La frontière n’est pas nette, et Simone de Beauvoir reconnaîtra très tôt rapprocher philosophie et littérature. Son besoin de contemplation la pousse souvent dans le jardin du Luxembourg ou à Meyrignac où elle retrouve ses grands-parents l’été :

Je ne régnais plus sur le monde ; les façades des immeubles, les regards indifférents des passants m’exilaient. C’est pourquoi mon amour pour la campagne prit des couleurs mystiques. Dès que j’arrivais à Meyrignac, les murailles s’écroulaient, l’horizon reculait. Je me perdais dans l’infini tout en restant moi-même. Je sentais sur mes paupières la chaleur du soleil qui brille pour tous et qui ici, en cet instant, ne caressait que moi. Le vent tournoyait autour des peupliers : il venait d’ailleurs, de partout, il bousculait l’espace, et je tourbillonnais, immobile, jusqu’aux confins de la terre. Quand la lune se levait au ciel, je communiais avec les lointaines cités, les déserts, les mers, les villages qui au même moment baignaient dans sa lumière. Je n’étais plus une conscience vacante, un regard abstrait, mais l’odeur houleuse des blés noirs, l’odeur intime des bruyères, l’épaisse chaleur du midi ou le frisson des crépuscules ; je pesais lourd ; et pourtant je m’évaporais dans l’azur, je n’avais plus de bornes.” (pp.164-165) et encore : “Je m’exaltais, comme aux soirs où, derrière des collines bleues, je contemplais le ciel mouvant ; j’étais le paysage et le regard.” (p.250)

Très jeune, elle découvre sa vocation : “En écrivant une oeuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ?” (p.187) et plus loin “Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais.” (p.221) et encore “il me semblait excitant de travailler à se développer, à s’enrichir ; c’est en ce sens que je comprenais le précepte de Gide : “Faire de soi un être irremplaçable””. (p.284)

Lucide : “Le morne esclavage des adultes m’effrayait ; rien ne leur arrivait d’imprévu ; ils subissaient dans les soupirs une existence où tout était décidé d’avance, sans que jamais personne décidât de rien.” (p.189) Ce qui n’est pas le cas de son amie Zaza : “Des choses l’ennuyaient, elle en aimait d’autres, dans sa vie, il y avait des plaisirs, et l’on devinait qu’elle attendait quelque chose de l’avenir. (…) J’étais sa seule alliée. Nous avions en commun de nombreux dégoûts et un grand désir de bonheur.” (pp.199 et 201).

Le goût des livres suit toute la jeunesse de Beauvoir, et bientôt celui de la philosophie : “Je me disais que, tant qu’il y aurait des livres, le bonheur m’était garanti.” (…) “Je retrouvais, traités par des messieurs sérieux, dans des livres, les problèmes qui avaient intrigué mon enfance ; soudain le monde des adultes n’allait plus de soi, il avait un envers, des dessous, le doute s’y mettait : si on poussait plus loin, qu’en resterait-il ?” (…) Je percevais le sens global des choses plutôt que leurs singularités, et j’aimais mieux comprendre que voir ; j’avais toujours souhaité connaître tout ; la philosophie me permettait d’assouvir ce désir car c’est la totalité du réel qu’elle visait.” (pp. 204, 207, 208).

Très tôt, Simone de Beauvoir se singularise. Elle ne comprend pas pourquoi ses camarades du cours Désir ont des visages si inexpressifs. Elle comprendra bientôt qu’ils cèdent de plus en plus à la pression morale faite sur ces futures jeunes femmes conditionnées pour des mariages la plupart du temps arrangés, où il ne compte guère d’être amoureux de l’élu : “C’est à l’homme d’aimer”. Désespoir et malheur de Zaza.

Ses Mémoires racontent une longue solitude, parfois aussi épaisse que l’hiver, où défilent des années d’ennui et de vide existentiel : “Il fallait servir : à quoi ? à qui ? J’avais beaucoup lu, beaucoup réfléchi, appris, j’étais prête, j’étais riche, me disais-je : pesonne ne me réclamait rien. La vie m’avait paru si pleine que pour répondre à ses appels infinis j’avais cherché fanatiquement à tout utiliser de moi : elle était vide ; aucune voix ne me sollicitait. Je me sentais des forces pour soulever la terre : et je ne trouvais pas le moindre caillou à remuer. Ma désillusion fut brutale (…) j’apprenais avec douleur la stérilité d’être.” (p.297)

Elle découvre l’inutililté de la philosophie dans les cours de Brunschvig à la Sorbonne “Il nous enseignait l’histoire de la pensée scientifique, mais personne ne nous racontait l’aventure humaine.(…) La plupart des écrivains ressassaient “notre inquiétude”  et m’invitaient à un lucide désespoir. Je poussai à l’extrême ce nihilisme. Toute religion, toute morale était une duperie, y compris le culte du moi. (…) Je ressuscitai ainsi, au nom de l’absence de Dieu, l’idéal de renoncement au siècle qui m’avait inspiré son existence. Mais cette ascèse ne débouchait plus sur aucun salut.” (pp.300-301). Sa peur de la mort, son amour de la vie la maintiennent mais elle traverse une long désert “Pendant tout l’automne et tout l’hiver, ce qui domina en moi ce fut l’angoisse de me retrouver un jour vaincue par la vie.” (p.302) et plus loin : “Il m’arrivait de me dire avec fierté et avec crainte que j’étais folle : la distance n’est pas très grande entre une solitude tenace et la folie. J’avais bien des raisons de m’égarer. Depuis deux ans, je me débattais dans un traquenard, sans trouver d’issue ; je me cognais sans cesse à d’invisibles obstacles : ça finissait par me donner le vertige.” (p.340) puis “Oh ! réveils mornes, vie sans désir et sans amour, tout épuisé déjà et si vite, l’affreux ennui. Ça ne peut pas durer ! Qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que je peux ? Rien et rien. Mon livre ? Vanité. La philo ? J’en suis saturée. L’amour ? Trop fatiguée. Pourtant, j’ai vingt ans, je veux vivre !” (p.345)

Et puis le temps se remit à couler” (p.211)… Souvent en compagnie de sa soeur cadette, elle vécut un encanaillement qui fait sourire, quelques extravagances dans “la poésie des bars” de Montparnasse qui permettent quand-même à l’étudiante brillante mais peu vivante de commencer à savourer la vie : “comme j’avais envie qu’il se passe des choses, et que jamais il ne se passait rien, je fis de mon émotion un évènement.” (p.347). Elle qui confessera ailleurs “un goût des lieux au charme trouble” (p.405) : “Il y a en moi je ne sais quel peut-être monstrueux désir, depuis toujours présent, de bruit, de lutte, de sauvagerie, et d’enlisement surtout… “ (P.406) Mais les Mémoires ne disent rien de tels détours, on peut comprendre qu’ils attendent l’émancipation de l’âge adulte.

En attendant, elle se laisse conquérir par le surréalisme, et les “outrances de la pure négation” (p.306) et se met à fréquenter pour la première fois des “intellectuels de gauche” (p.308)

La rencontre de trois inséparables de la Sorbonne et de l’école Normale la sauve. Herbaud, Nizan et Sartre. Le premier est marié, elle entretient avec lui une profonde amitié “Ce qu’il y avait de plus irrésistible chez lui, c’était son rire : on aurait dit qu’il venait de tomber à l’improviste sur une planète qui n’était pas la sienne et dont il découvrait avec ravissement la prodigieuse drôlerie ; quand son rire explosait, tout me paraissait nouveau, surprenant, délicieux.” (p.412). “Il me plaisait de plus en plus et ce qu’il y avait d’agréable, c’est qu’à travers lui, je me plaisais à moi-même ; d’autres m’avaient prise au sérieux mais lui, je l’amusais. Au sortir de la Bibliothèque, il me disait gaiement : “Comme vous marchez vite ! J’adore ça : on dirait qu’on va quelque part !” (p.425).

C’est à Herbaud que nous devons le castor : “Les premiers temps, il m’appelait avec affectation “Mademoiselle”. Un jour, il écrivit sur mon cahier, en grosses lettres : BEAUVOIR = BEAVER. “Vous êtes un castor, dit-il. Les Castors vont en bande, et ils ont toujours l’esprit constructeur.” (p.426)

Avec Herbaud, Nizan et Sartre, Simone de Beauvoir franchit un nouveau cap : “Quand ils étaient ensemble, les trois petits camarades ne se contraignaient pas. Leur langage était agressif, leur pensée catégorique, leur justice sans appel. Ils se moquaient de l’ordre bourgeois (…) Mais sur bien des points je restais dupe des sublimations bourgeoises ; eux, ils dégonflaient impitoyablement tous les idéalismes, ils tournaient en dérision les belles âmes (…) en toute occasion – dans leurs propos, leurs attitudes, leurs plaisanteries – ils manifestaient que les hommes n’étaient pas des esprits mais des corps en proie au besoin, et jetés dans une aventure brutale.” (p.443)

Les Mémoires n’évoquent que le début de la relation avec Sartre. Simone comprend que cet homme va compter dans sa vie, parce qu’il la dépasse intellectuellement. (452). “Quand je le quittai au début d’août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie”. (p.454) Effectivement, le jeune Sartre en impose déjà : son humour, sa générosité et le génie de son intelligence. “Il ne vivait que pour écrire”. (p.448) “Il ne disait jamais – comme il m’était arrivé de le faire – qu’il était quelqu’un, qu’il avait de la valeur ; mais il estimait que d’importantes vérités – peut-être allait-il jusqu’à penser : la Vérité – s’étaient révélées à lui, et qu’il avait pour mission de les imposer au monde. (p.450). “Il aimait autant Stendhal que Spinoza et se refusait à séparer la philosophie de la littérature.” (p.451)

Elle va continuer avec lui son évolution intellectuelle, se confrontant à son aîné avec sincérité, exigence et humilité : “beaucoup de mes opinions ne reposaient que sur des partis-pris, de la mauvaise foi ou de l’étourderie, que mes raisonnements boitaient, que mes idées étaient confuses.” (452)

La gloire et la reconnaissance viendront, mais c’est avec Zaza que les Mémoires s’achèvent.

Le destin tragique de son amie d’enfance fait d’elle la victime emblématoire d’un temps et de valeurs passées. N’ayant pas la force de se détacher de sa famille, Zaza n’avait ni la force ni le caractère de construire sa propre vie, elle avait la simple élégance de déplorer que “les choses que j’aiment ne s’aiment pas entre elles.” (p.377). Sa famille, sa mère en particulier, ne lui permirent pas d’aimer et de vivre la vie qu’elle rêvait, de franchir des lignes que Simone réussit à vaincre les unes après les autres : “Ensemble, nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait, et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort.” (p.473)

éditions Folio

 

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