« Trois jours vers une nuit, tout autre » de Louis de Sagazan – Note de lecture

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Note du 5 juillet 2015

C’est un univers très singulier, une lecture unique d’un auteur que je connais assez bien et pour lequel il me manquera forcément un peu de recul. Déjà, j’avais lu ce récit il y a quelques années. Il portait un autre nom, mais le texte suivait le même déroulement.

 

L’écriture de Louis de Sagazan est très originale. Je me suis plusieurs fois surpris de penser, en relisant “Trois jours vers une nuit, tout autre”, que ce récit se prêtait aussi à une pièce de théâtre. Le surréalisme y est fort et omniprésent. Dans les sentiments des personnages, dans leurs dialogues comme leurs réactions souvent si décalées face aux évènements qu’ils affrontent, je me rappelais des lectures de Beckett ou de Ionesco.

 

Louis de Sagazan aime les mots, qu’il compare à “une infanterie de guerriers tenus en réserve depuis longtemps, et qui réapparaissent, mobilisés pour la reconquête d’un peu de cohérence” (p.149),. Les mots sont essentiels pour un personnage en proie à un bouleversement brutal. Ils peuvent le réconforter : “et pour se rassénérer, avec précaution, il se met à manipuler des mots, de pauvres mots…” (p.32). Ils peuvent aussi l’inquiéter : “le grand océan est là, qui mugit des mots totalement inconnus” (p.151).

 

Ce ballet des mots, c’est celui d’une poésie qui est incontestablement la marque de son talent. Les fidèles de ses bavardises dominicales le savent bien (www.bavardises.fr). Elle excelle lorsqu’elle surprend par ses audaces ou qu’elle associe ce que seul le poète peut voir, et Louis est un poète. Je pourrais extraire d’innombrables passages qui rendraient cette note trop longue.

 

En voici quand-même quelques uns :

“il ne perçoit pas d’interruption dans les clapots tranquilles de l’eau. Cette dernière, par petites contractions, comme une bouche de boa, avalait le bout de la jetée…” (p.27)

ou :

la baie de Balnéheul est à sa montée lente, tout entière, dans l’accomplissement de sa forme, satisfaite, repue” (p.33) qui se rapproche de  “pour ce qui est de la nature autour : la table est mise et attend ses convives” (p.34).

ou :

les notes cristallines, comme une marée affrontant la forte pente d’un rivage, apportèrent en rouleaux bouillonnants tous les moments de la peur et du réconfort” (pp. 89-90)

et encore :

Les chevaux du soir étaient encore tenus à la bride” (p.120)

pour finir :

cela court à nouveau, comme une meute de chiens poursuit son gibier : à ce moment, la boule sauvage de la mort, devant, qui se rit de la meute des pensées.” (p.137)

 

Le récit repose sur une idée lumineuse – si je peux oser ce terme – mais que je ne commenterai pas davantage pour ne pas déflorer le mystère. Connaissant Louis, je comprends ce que le basculement vers la nuit signifie pour lui mais ce n’est pas ce qui compte le plus ici. Il s’agit d’une oeuvre qui, dès sa publication, n’appartient plus à son auteur. Une oeuvre qui invite les lecteurs, je crois, ceux qui suivront ce récit et qui pénétreront au coeur de cet univers introspectif, à tenter d’éclairer à leur tour leurs propres “mythes intimes” (p.11).

 

Louis est un grand amateur de littérature japonaise. Je le retrouve ici dans l’analyse fine et profonde des traits de l’âme humaine, toujours à travers le prisme d’une observation détaillée et précise de la nature et des sentiments. L’émotion reste toujours contenue, peut-être du fait “d’une grande pudeur” (p.130).

 

Je sais que Louis de Sagazan est peintre aussi. Je reconnais la précision de son oeil à toutes ses lignes. L’écriture est très maitrisée, elle atteint une précision quasi chirurgicale qui suit tous les dessins de l’âme, des corps ou des situations “son oeil rebondit vers les petits plis à bourrelets de son ventre, qui excavent le nid giratoire du nombril” (p.77).

 

Le titre du récit nous a prévenu et en effet la lecture n’est pas toujours facile. L’écriture très dense avance sur un fil d’équilibre si fin qu’il verse parfois dans un hermétisme que je crois voulu. Les nombreux mots en italiques – il en est à presque chaque page – pourraient faire croire en des significations cachées, des pivots secrets, comme s’ils jalonnaient un chemin initiatique.

 

Ce récit ressemble à une longue méditation qui, avec l’abstraction fortuite des sens, incite le lecteur à pratiquer à son tour, comme son auteur, l’acceptation et le détachement au sens le plus pur, le plus spirituel et personnel possible.

 

Édition du 26 juin 2015 par “Édilivre”. Disponible en format papier et numérique