Une vie bouleversée

09 Mar Une vie bouleversée

Page après page, pas à pas, j’ai suivi Etty Hillesum. La semaine dernière, un appel intérieur m’avait poussé à lire son livre, je sentais profondément qu’il répondrait aux besoins précis que j’ai en ce temps de ma vie.

Ce fut le cas, ce l’est encore, après avoir refermé le livre il y a quelques jours. J’ai rencontré l’émerveillement, la grâce grandissante qui a inondé la vie de cette jeune femme hollandaise.

Elle vécut la montée du nazisme dans son pays, la lente détérioration des conditions de vie, les privations de droit que l’occupant imposait méthodiquement en suivant toujours le modèle de ce que subissaient les juifs d’Allemagne. On ne peut imaginer épreuve plus difficile que celle qu’elle a traversée, au point d’y laisser sa vie.

Pourtant, plus les difficultés se sont accumulées, plus elle a découvert Dieu, la joie, l’amour des autres qu’elle n’a cessé d’entraider.

Etty Hillesum était animée par une double lucidité.

La première, celle de l’inéluctable. Il ne servait à rien de se plaindre, de se révolter ou d’espérer des miracles extérieurs improbables. Elle sut accepter le déroulement de son existence, jour après jour.

La seconde, qui est plus lumière que lucidité, c’est la découverte progressive de Dieu, de la paix, de la joie à chaque instant et malgré des évènements de plus en plus lourds.

Son compagnon vient de mourir près d’elle ? Elle se réjouit de l’avoir connu et, aussi, qu’il n’ait plus à endurer les épreuves qui vont, elle le sait, aller de mal en pire.

Ni sainte ni religieuse, ni pratiquante ni engagée pour une cause particulière, Etty Hillesum était une jeune citadine émancipée pour son temps.

Celle qui voulait devenir un grand écrivain a laissé d’elle, sous la forme d’un journal, un témoignage comme je n’en avais jamais connu. De grands auteurs l’accompagnent toujours, Dostoïevski, Rilke surtout et jusqu’à la fin et, bientôt, les Évangélistes : Elle va trouver dans les textes de Mathieu ou de Marc la lumière et la force qui vont de plus en plus la rapprocher de Dieu et, parfois, du visage du Christ. Si Dieu est peu cité dans les premières pages, il apparaît de plus en plus souvent au point de devenir, au coeur de la tourmente, celui dont la présence est immanente, dont l’amour est partout. 

Un Dieu qu’elle découvre, un Dieu fragile et malmené par la folie des hommes. À tel point que la jeune femme va décider de le protéger, de le préserver dans son coeur. Les passages de son journal où Etty déclare son… aide à Dieu sont parmi les plus beaux. Je n’ai pas les mots pour dire mon émotion devant la tendresse, la douceur de sa relation avec Dieu, et son désir si profond et apparemment inversé de protéger Dieu et de « défendre cette demeure qui l’abrite en nous« . Dans des circonstances si exceptionnelles, Etty a découvert Celui que nous cherchons et que, si souvent, nous ne savons pas trouver.

Un Dieu qui ne va cesser de grandir en elle : La compassion d’Etty Hillesum est admirable. Elle ne se plaint jamais. Plutôt que de chercher à fuir, elle n’a de cesse de vouloir secourir, aider proches ou inconnus. La dernière phrase de son journal est celle qui dit tout d’elle :

On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.” (p.245)

Surtout, elle est incapable de juger et de maudire même ceux qui, devant elle, commettent les crimes les plus abjects, parce qu’elle voit toujours en eux l’humanité, la faiblesse, les raisons qui expliquent, sans les justifier, de tels actes.

Elle fait le choix de ne pas rentrer dans l’énumération des faits, de ne pas décrire l’horreur. Elle le sait, d’autres s’en chargent. Il lui arrive pourtant de décrire quelques scènes qui disent le tragique et l’absurde qui, même, en deviennent parfois cruellement comiques. Les gouffres de l’enfer sont en train de s’ouvrir, Etty Hillesum pressent le danger qu’il y aurait à se trop se pencher au dessus d’eux. Elle écrit son journal, où elle approfondit son cheminement, où elle recherche la signification de sa propre vie, où elle comprend l’importance de sa relation amoureuse avec l’homme qu’elle a le plus aimé dans sa vie, où elle suit avec précision l’évolution de sa prise de conscience et de son éveil intérieur. Elle reçoit une grâce aussi merveilleuse qu’inattendue, car elle ne semble même pas l’avoir demandée. Celle de l’amour, de la joie et du présent. Elle va réussir à les vivre et les exalter tous les jours, apportant de plus en plus de réconfort autour d’elle, auprès des déportés, des internés qu’elle accompagne de son mieux et avec qui elle va bientôt partager la fin.

Souvent, la simplicité de ses propos, son style direct, parfois même léger, sa finesse et son élégance donneraient l’impression au lecteur que ses lignes ont été écrites en temps de vacances… Ce n’est pas un des moindres profits de ce livre, que de donner au lecteur du courage en lui réapprenant à goûter l’instant présent, en toutes circonstances…

Volontaire puis emprisonnée à Westerbork, qui fournissait aux camps de concentration de l’Est les dizaines de milliers de juifs victimes des rafles organisées dans tout le pays et autour, elle ne pourra plus tenir son journal comme elle le faisait à Amsterdam. Elle va pourtant continuer d’écrire des lettres aux amis restés libres avant d’être à son tour déportée dans les trains à bestiaux destinés à Auschwitz, où elle mourra un mois et demi plus tard, en novembre 1943. Son manuscrit, retrouvé et publié en Hollande en 1981, a été traduit en de très nombreuses langues. Il est encore aujourd’hui un best-seller, et devrait le rester longtemps.

Thomas Merton a écrit “Au centre de notre être est un point vide, qui est vierge de péché et d’illusion, un point de vérité pure, une étincelle qui appartient à Dieu” Ce livre m’a offert de toucher ce point, de découvrir la grâce de l’instant, de sa paix, de l’amour merveilleux qui est en tout.

Comme un livre saint, une prière, un éveil, je voudrais restituer ici un peu de ce que j’ai reçu d’Etty Hillesum. Que le lecteur me pardonne le nombre et, souvent, la longueur de ces citations. Mais je ne doute pas que, s’il les lit comme moi, il comprendra pourquoi…

Journal

1. Où est Dieu ?

Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois, je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour.

Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes.” (p.55)

2. du moment présent

Fais ce que ta main et ton esprit trouvent à faire, immerge-toi dans l’heure présente, ne rumine pas tes angoisses et tes soucis en anticipant sur les heures suivantes. Je vais devoir reprendre en main ton (mon) éducation.” (p.69)

3. de la peur

Cette peur de ne pas tout avoir dans la vie, c’est elle justement qui vous fait tout manquer. Elle vous empêche d’atteindre l’essentiel.” (p.73)

4. de la fidélité, des hommes

Je suis fidèle à tout le monde. Je marche dans la rue aux côtés d’un homme en tenant des fleurs blanches qui font un bouquet de mariée, et je lui lance des regards radieux ; il y a douze heures j’étais dans les bras d’un autre homme et je l’aimais – et je l’aime. Est-ce manquer de délicatesse ? Est-ce être “décadente” ? Pour moi, c’est parfaitement normal. Peut-être parce que l’amour physique n’est pas – ou n’est plus – l’essentiel pour moi. C’est un autre amour, plus vaste.” (p.88)

et aussi

J’ai beaucoup trop d’amour en moi pour me contenter de le donner à un seul être. L’idée que l’on ait le droit d’aimer, sa vie durant, un seul être, à l’exclusion de tout autre, me paraît bien ridicule. Il y a là quelque chose d’appauvrissant et d’étriqué. Finira-t-on par comprendre à la longue que l’amour de l’être humain en général porte infiniment plus de bonheur et de fruits que l’amour du sexe opposé, qui enlève de la substance à la collectivité ?” (p.242)

5. de la gratitude

La seule vraie certitude touchant nos vies et nos actes ne peut venir que des sources qui jaillissent au fond de nous-mêmes. Je le dis en cet instant avec beaucoup d’humilité et de gratitude et je le pense profondément (…) : “Mon Dieu, je te remercie de m’avoir faite comme je suis. Je te remercie de me donner parfois cette sensation de dilatation, qui n’est rien d’autre que le sentiment d’être pleine de toi. Je te promets que toute ma vie ne sera qu’une aspiration à réaliser cette belle harmonie, et à obtenir cette humilité et cet amour vrai dont je sens en moi la possibilité à mes meilleurs moments.” (p.91)

6. du mal qui est en chacun de nous

Et la saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d’autre solution, vraiment aucune autre solution que de rentrer en soi-même et d’extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n’ayons d’abord corrigé en nous. L’unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs.” (p.104)

7. d’un misérable gestapiste

En fait, je n’ai pas peur. Pourtant, je ne suis pas brave, mais j’ai le sentiment d’avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. C’était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas de subir les rugissements d’un misérable gestapiste, mais bien d’avoir pitié de lui au lieu de m’indigner, et d’avoir envie de lui demander : “As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec un autre ?” “ (p.106)

8. des horreurs commises

Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu’en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu’elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L’effrayant c’est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l’homme, s’élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s’écrouler sur nous et nous ensevelir.” (p.107)

9. l’homme dans sa nudité, sa fragilité

On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais je ne m’enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à regarder tout en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable.” p.117

10. le coeur de la vie

J’avais l’impression de reposer contre la poitrine nue de la vie et d’entendre le doux battement régulier de son coeur. (…) et ses bras qui m’enlacent sont si doux et si protecteurs – et le battement de son coeur, je ne saurais même pas le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux. Tel est une fois pour toutes mon sentiment de la vie, et je crois qu’aucune guerre au monde, aucune cruauté si absurde soit-elle, n’y pourra rien changer.” (p.119)

11. de la primauté de la vie intérieure

Chez moi, tout va de l’intérieur vers l’extérieur, non en sens inverse. Généralement, les mesures les plus menaçantes – et elles ne manquent pas en ce moment – viennent se briser sur ma certitude et confiance et, ainsi filtrées par moi, perdent le plus clair de leur caractère menaçant.” (p.127)

12. Je suis une femme heureuse

On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir ; c’est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme, j’ose le dire, sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. (…) Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un mot aussi bien qu’en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l’an de grâce 1942, la énième année de guerre. » (pp.132-133)

13. La vie est belle

J’ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration. Tout m’est connu, aucune information nouvelle ne m’angoisse plus. D’une façon ou d’une autre, je sais déjà tout. Et pourtant je trouve cette vie belle et riche de sens. À chaque instant.” (pp.139-140)

et plus loin

“Je trouve la vie belle, digne d’être vécue et riche de sens. En dépit de tout.” (p.143)

14. de l’angoisse et de la mort

La plupart des Occidentaux ignorent l’art de souffrir, tout ce qu’ils savent c’est se ronger d’angoisse. Ce que vivent la plupart des gens, ce n’est plus une vie : peur, résignation, amertume, haine, désespoir. Mon Dieu, c’est bien compréhensible ! (…) Il faut accepter la mort comme élément naturel de cette vie, même la mort la plus affreuse. Et ne vivons-nous pas chaque jour une vie entière et importe t’il vraiment que nous vivions quelques jours de plus ou de moins ?” (p.141)

également

L’Occidental n’accepte pas la souffrance comme inhérente à cette vie. C’est pourquoi il est toujours incapable de puiser des forces positives dans la souffrance.” (pp. 178-179)

encore

Pour la plupart des gens, la plus grande souffrance, c’est leur totale impréparation intérieure : ils périssent lamentablement ici même avant d’avoir vu l’ombre d’un camp de concentration.” (p.182)

15. de la place de la souffrance

Je vis chaque minute de ma vie multipliée par mille et, de surcroît, je fais une place à la souffrance. Et ce n’est certes pas une place modeste que la souffrance revendique de nos jours. Et qu’importe, en dernière analyse, si à telle époque c’est l’Inquisition, à telle autre la guerre et les pogroms, qui font souffrir les gens ? La souffrance a toujours revendiqué sa place et ses droits, peu importe sous quelle forme, elle se présente. Ce qui compte, c’est la façon de la supporter, savoir lui assigner sa place dans la vie tout en continuant à accepter cette vie.” (p.142)

16. de la peur de la mort

En disant : “J’ai réglé mes comptes avec la vie”, je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie.” (p.146)

17. un soupçon d’éternité

C’est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon d’éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie : la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité ; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait.” (p.149)

18. des humiliations et des détériorations de vie croissantes

Je passe mon temps à prendre congé de tous les bienfaits de la civilisation.” (p.152)

19. de sa relation avec S. , l’homme de sa vie

Nous sommes entrés dans une nouvelle réalité et tout a pris d’autres couleurs, d’autres accents. Entre nos yeux, nos mains, nos bouches passe désormais un courant ininterrompu de douceur et de tendresse où le désir le plus ténu semble s’éteindre. Il ne s’agit plus désormais que d’offrir à l’autre toute la bonté qui est en nous. Chacune de nos rencontres est aussi un adieu.” (p.157)

20. je suis heureuse

Je me sens étonnamment heureuse, non pas d’un bonheur exalté ou forcé, mais tout simplement heureuse, parce que je sens douceur et confiance croître en moi de jour en jour. Parce que les faits troublants, menaçants, accablants qui m’assaillent ne produisent chez moi aucun effet de stupeur. Parce que je persiste à envisager et à vivre ma vie dans toute la clarté et la netteté de ses contours.” (p.159)

21. s’affranchir des conventions

La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.” (p.164)

22. de la paix intérieure

“On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente, et le coeur humain aussi ; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même.” (p.166)

23. Aider Dieu

Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu’un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. C’est une phase à traverser. (…) C’est probablement ce qui me donne cette allégresse et cette paix intérieures : je suis capable de venir à bout de tout, seule et sans que mon coeur se dessèche d’amertume, et mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendent plus forte. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres ; je prendrai pour principe d’ »aider Dieu » autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi.” (p.170)

puis

Je vais t’aider mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Uen chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qui est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. (…) Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens – le croirait-on ? – qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. (…) Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette avec moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.” (pp.175-176)

24. Dans les bras de Dieu

Je ne me sens pas sous leurs griffes. Que je reste ici ou que je sois déportée. (…) Je ne me sens plus sous les griffes de personne, je me sens seulement dans les bras de Dieu – pour le dire avec peu d’emphase. Ici et maintenant (…), je crois que je me sentirai toujours dans les bras de Dieu. On pourra peut-être me briser physiquement, mais c’est tout. Et je serai peut-être en proie au désespoir, je devrai peut-être endurer des privations que je n’eusse pas imaginées même dans mes rêves les plus vains, mais tout cela est peu de chose au prix de mon immense confiance en Dieu et mes capacités de vie intérieure. Il se peut que je sous estime ce qui m’attend.” (p.173)

25. de la prière

Sans doute un petit morceau de ciel restera toujours visible et j’aurai toujours en moi un espace intérieur assez vaste pour joindre les mains en prière.” (p.179)

26. Pensée positive

Ne pas remâcher ses angoisses, mais penser clairement, calmement. Au moment décisif, je saurai bien quoi faire.” (p.190)

27. Beauté, grandeur et gratitude

Tant de beauté et tant d’épreuves. Et toujours, dès que je me montrais prête à les affronter, les épreuves se sont changées en beauté. Et la beauté, la grandeur, se révélaient parfois plus dures à porter que la souffrance, tant elles me subjuguaient. Qu’un simple coeur humain puisse éprouver tant de choses, mon Dieu, tant souffrir et tant aimer ! Je te suis reconnaissante, mon Dieu, d’avoir choisi mon coeur, en cette époque, pour lui faire subir tout ce qu’il a subi.” (pp. 199-200)

28. Dieu est en tous

Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux, j’aime une parcelle de toi, mon Dieu. Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souvent une part de toi.” (p.200)

29. des épreuves

“J’ai appris qu’en supportant toutes les épreuves on peut les tourner en bien.” (p.201)

30. du Christ

Je fais des rêves bien étranges, j’ai rêvé que le Christ me baptisait.” (p.203, propos du compagnon d’Etty Hillesum avant de mourir)

31. “Ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute “au-dedans” de moi-même, des autres, de Dieu.” (p.208)

32. lire dans le coeur des autres

Je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le coeur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible.” (p.208)

et aussi

Bien des gens sont encore pour moi de véritables hiéroglyphes, mais tout doucement j’apprends à les déchiffrer. Je ne connais rien de plus beau que de lire la vie en déchiffrant les êtres.” (p.210)

33. être chez soi

Jopie était assis sur la lande, sous le grand ciel étoilé, et nous parlions de nostalgie : “Je n’ai aucune nostalgie”, dit-il, “puisque je suis chez moi.” Pour moi, ce fut une révélation. On est chez soi. Partout où s’étend le ciel on est chez soi. En tout lieu sur cette terre on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi.” (p.212)

34. avenir inconnu

C’est donc avec cette unique chemise dans mon sac à dos que je vais au devant d’un “avenir inconnu”. Mais sous mes pas, dans mes pérégrinations, c’est pourtant partout la même terre, et au-dessus de ma tête ravie partout le même ciel avec tantôt le soleil, tantôt la lune et toutes les étoiles. Alors, pourquoi parler d’avenir inconnu ?” (p.216)

35. du christianisme

Et Klaas, le vieux partisan, le vétéran de la lutte des classes, dit, entre l’étonnement et la consternation : “Mais… mais ce serait un retour au christianisme !” Et moi, amusée de tant d’embarras, je repris sans m’émouvoir : “Mais oui, le christianisme, pourquoi pas ?” (p.218)

36. d’autres réalités ?

Mais n’existe-t’il pas d’autres réalités que celle qui s’offre à nous dans le journal et dans les conversations irréfléchies et exaltées de gens affolés ? Il y a aussi la réalité de ce petit cyclamen rose indien et celle aussi du vaste horizon que l’on finit toujours par découvrir au-delà des tumultes et du chaos de l’époque.” (p.221)

37. joie de vivre, amour et force

Comment peut-on brûler d’un tel feu, jeter autant d’étincelles ? Tous les mots, toutes les phrases jamais utilisés par moi dans le passé me semblent en ce moment grisâtres, pâlis et ternes au prix de cette intense joie de vivre, de cet amour et de cette force qui jaillissent de moi comme des flammes.” (pp. 224-225)

38. force de la vie spirituelle

“Quand, au terme d’une évolution longue et pénible, poursuivie de jour en jour, on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu, et que l’on s’efforce désormais de laisser livre de tout obstacle ce chemin qui mène à Dieu (et cela, on l’obtient par un travail intérieur sur soi-même), alors on se retrempe constamment à cette source et l’on n’a plus à redouter de dépenser trop de forces.” (p.226)

ou

Ah ! tu sais, quand on n’a pas en soi une force énorme, pour qui le monde extérieur n’est qu’une série d’incidents pittoresques incapables de rivaliser avec la grande splendeur (je ne trouve pas d’autre mot) qui est notre inépuisable trésor intérieur – alors on a tout lieu de sombrer, ici, dans le désespoir.” (p.312)

38. de son compagnon (psychologue), mort trop tôt ?

On dit que tu es mort trop tôt. Eh bien, cela nous prive d’un traité de psychologie, mais il y aura eu un petit peu plus d’amour dans le monde.” (p.226)

40. ne vous inquiétez pas du lendemain

Encore une fois, je note pour mon propre usage : Matthieu, 6, 34 : “Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain aura soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.

Il faut les éliminer comme des puces, les mille petits soucis que nous inspirent les jours à venir et qui rongent nos meilleures forces créatrices. On prend mentalement toute une série de mesures pour les jours suivants, et rien, mais rien du tout, n’arrive comme prévu. À chaque jour suffit sa peine. Il faut faire ce que l’on a à faire, et pour le reste, se garder de se laisser contaminer par les milles petites angoisses qui sont autant de motions de défiance vis-à-vis de Dieu. (…) Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous-mêmes de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y aura de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.” (p.227)

41. travailler sa vie intérieure

Ne pourrait-on pas apprendre aux gens qu’il est possible de “travailler” à sa vie intérieure, à la reconquête de la paix en soi. De continuer à avoir une vie intérieure productive et confiante, par-dessus la tête – si j’ose dire – des angoisses et des rumeurs qui vous assaillent. Ne pourrait-on leur apprendre que l’on peut se contraindre à s’agenouiller dans le coin le plus reculé et le plus paisible de son moi profond et persister jusqu’à sentir au-dessus du soi le ciel s’éclaircir – rien de plus, mais rien de moins.” (p.228)

42. Rester fidèle, être présent

Rester fidèle à tout ce que l’on a entrepris dans un moment d’enthousiasme spontané, trop spontané peut-être.

Rester fidèle à toute pensée, à tout sentiment qui a commencé à germer.

Rester fidèle, au sens le plus universel du mot, fidèle à soi-même, fidèle à Dieu, fidèle à ce que l’on considère comme ses meilleurs moments.

Et, là où l’on est, être présent à cent pour cent. Mon “faire” consitera à “être”.” (p.228)

43. développer ses talents

Il est un point où ma fidélité doit se fortifier, où j’ai failli plus qu’ailleurs à mes devoirs : c’est celui de ce qu’il me faut bien appeler mon talent créateur, si mince soit-il. (…) Je sens croître en moi le sentiment de mes obligations vis-à-vis de ce qu’il faut bien appeler mes talents. (…) Il me semble discerner avec une netteté croissante les abîmes béants où s’évanouissent les forces créatrices d’un être et sa joie de vivre. Ce sont des failles qui s’ouvrent dans notre psychisme et qui engloutissent tout. À chaque jour suffit sa peine. (…) Quelque part au fond de moi s’ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde. (…) Je sais comment libérer peu à peu mes forces créatrices des contingences matérielles, de la représentation de la faim, du froid et des périls. Car le grand obstacle, c’est toujours la représentation et non la réalité”… (pp. 229, 230)

44. porter sa souffrance

… la réalité, on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s’y attachent – on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c’est en la portant que l’on accroît son endurance. Mais la représentation de la souffrance – qui n’est pas la souffrance, car celle-ci est féconde et peut vous rendre la vie précieuse – il faut la briser.

45. écouter sa voix intérieure

Si chacun de nous écoutait seulement un peu plus sa voix intérieure, s’il essayait seulement d’en faire retentir une en soi-même – alors il y aurait beaucoup moins de chaos dans le monde.” (p.233)

46. compassion

Rien ne m’était étranger, aucune manifestation de la souffrance humaine. Tout me semblait familier, j’avais l’impression de tout connaître d’avance et d’avoir déjà vécu cela une fois dans le passé. (…) Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce soit.” (p.240)

47. compassion, suite

Les plus larges fleuves s’engouffrent en moi, les plus hautes montagnes se dressent en moi. Derrière les broussailles entremêlées de mes angoisses et de mes désarrois s’étendent les vastes plaines, le plat pays de ma paix et de mon bienheureux abandon. Je porte en moi tous les paysages. J’ai tout l’espace voulu. Je porte en moi la terre et je porte le ciel. Et que l’enfer soit une invention des hommes m’apparaît comme une évidence totale. Je ne vivrai plus jamais mon enfer personnel (je l’ai vécu suffisamment autrefois, j’ai pris de l’avance pour toute une vie), mais je puis vivre très intensément l’enfer des autres.” (p.241)

48. eucharistie

Lorsque je souffre pour les faibles, n’est-ce pas souffrir en fait pour la faiblesse que je sens en moi ?

J’ai rompu mon corps comme le pain et l’ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas ? Car ils étaient affamés et sortaient de longues privations.” (p.245)

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Lettres de Westerbork

49. mélancolie

En quelques heures, on pourrait faire provision de mélancolie pour toute une vie.” (p.276)

50. la vie est bonne

Par essence, la vie est bonne, et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n’est pas la faute de Dieu, mais la nôtre.” (p.282)

51. la vie bouleversée

Un ciel si bas et lourd pèse sur vous, votre sentiment de la vie est bouleversé et vous avez soudain un coeur tout gris, vieux de mille ans.” (p.286)

52. du vol des mouettes, des lois éternelles et des pensées libres

je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l’existence de lois, de lois éternelles d’un ordre différent de celles que nous produisons nous autres hommes.” (p.296)

ou

Dans le lointain, je vois de ma couchette les mouettes évoluer dans un ciel uniformément gris. Elles sont comme autant de pensées libres dans un vaste esprit.” (p.307)

53. la détresse

la détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle.” (p.296)

54. Destin

Les vrais, les grands soucis ont totalement cessé d’en être – ils sont devenus un Destin auquel on est désormais soudé.” (p.302)

55. Gratitude

Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je viens dans un coin du champ, les pieds plantés dans la terre, les yeux levés vers ton ciel, j’ai parfois le visage inondé de larmes – unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir, lorsque je suis couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m’inondent parfois le visage, et c’est ma prière.

(…) Je ne luitte pas avec Toi, mon Dieu, ma vie n’est qu’un long dialogue avec Toi. Il se peut que je ne devienne jamais la grande artiste que je voudrais être, car je suis trop bien abritée en Toi, mon Dieu. Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et de petites histoires vibrantes d’émotion, mais le premier mot qui me vient à l’esprit, toujours le même, ce’est : Dieu, et il contient tout et rend tout le reste inutile. Et toute mon énergie créatrice se convertit en dialogues intérieurs avec Toi (…) j’ai l’impression que ma richesse intérieure s’accroît sans cesse.” (p.317)

56. Doutes

Le Bon Dieu comprendra peut-être mes doutes, dans un monde comme celui-ci ?” (p.329)

Collection Points, Éditions du Seuil, 1985

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