Salades

22 Fév Salades

Cette fois-ci, c’est la télévision qu’elle est allée allumer automatiquement, dès le dîner terminé. La télévision, on ne la branche que pour voir des bons programmes, on en est pas esclaves. Tous les soirs il y a des bons programmes, il suffit de les chercher, de zapper, jamais très longtemps, on les retrouve vite. On se cultive, on se réjouit, on s’endort aussi devant le poste, mais ce n’est pas grave.

Elle a donc commencé le tour des chaînes avant même que les convives aient fini de débarrasser et de remplir la machine. Car chez elle, c’est ici coutume si ce n’est de bon ton, les invités sont appelés à contribution permanente. Souvent davantage que son mari bourru ou fatigué ou son fils qui, ce soir il est vrai, a fait l’assaisonnement de la salade. Comme tous les soirs quand il y a du monde. N’est-il pas doué pour la vinaigrette, s’esclame-elle souvent face à des invités qui se demandent quels autres dons ce triste fils immature, à l’autisme non reconnu, peut avoir ? Lui se repose maintenant, et se morfond dans la vingtième lecture du même épisode des aventures de Lucky Luke. Vingt, c’est son chiffre. N’aura t’il pas vingt ans cette année ?

– Non, quand-même pas lui, pas ça !

Une voix s’est élevée, celle de Marie, la nièce, inconsciente du danger, qui n’a pas l’air d’aimer les variétés en général, et ce chanteur en particulier.

Bonne princesse, la Tante appuie sur le bouton. Finies les soirées festives de France 2 où tout le monde s’amusait. Maintenant, on explore le Togo.

– Non ! Ce n’est pas le Togo, c’est  la Haute Volta !

C’est le mari, général à la retraite, qui réplique et fait valoir ses états de services en Afrique Noire. Il s’y connaît.

– Tu devrais regarder, c’est fou ce qu’on peut apprendre des choses ! »  C’était pour moi.

Notre maîtresse de maison vient maintenant de prendre à témoin l’amie qui accompagne la nièce pour cette fin de semaine en chalet de montagne, et qui vient de s’asseoir à côté d’elle, un peu en retrait pourtant, un magazine en mains. Elles ne se connaissaient pas il y a encore quelques heures, et trente années bien sonnées les séparent. Mais la familiarité est de mise. On est entre nous, non ?

– c’est fou, s’émeut-elle, ce que les africains sont doués pour la musique, ils arrivent à en faire avec tout ce qu’ils trouvent. »

À l’image, une pauvre population surprise en pleine brousse, une grande misère, et quelques musiciens qui percutent des boites métalliques rouillées ou des canettes défoncées.

Elle continue de déverser à sa jeune voisine, qui n’avait pourtant rien demandé, des magistrales platitudes. Sa voix ne connaît pas le doute, les sentences sont doctes et n’appellent que la reconnaissance muette à la livraison de tant de sciences. Avec elle, on apprend tout le temps des choses qu’on oublie tout de suite. Un vrai wikipedia humain, mâtiné de Google et de Larousse. En attendant, on a toujours l’air idiot de ne pas savoir tout ça. Et on ne peut que s’incliner piteusement. Avec des « oui » discrets, des hochements de tête, on peut s’en sortir sans trop de frais.

Instant d’humidité et de silence familial. On s’admire, quand-même. On aime tant montrer nos bons sentiments entre nous. On les aime ces bons africains. Dans cette émission, ils semblent sortis tout droit de « Tintin au Congo ».

– demain vous allez skier toute la journée ? mais à quelle heure irez-vous à la messe ?

C’était adressé aux deux jeunes filles qui disparaissaient discrètement.

Que de certitudes conservées et repassées depuis des années, pliées dans le placard de valeurs étroites. Vérités immenses pourtant. Katolikos, cela veut dire universel, non? Il nous est tellement facile de nous satisfaire de certitudes et d’habitudes humaines rances et fossilisées.

Qui a dit qu’elle ressemblait à la Mère Deume ? Où est la boulette de viande pendante et distinguée, grain de chair que la mère du Petit mari d’Ariane caressait comme un bijou ? Elle, son geste, ce sont les doigts qu’elle fourre instinctivement dans son nez à la recherche d’autres trésors. Qu’elle se sente observée ou pas. Il faut bien aller chercher quelques sensations quelque part.

 

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