Vieil homme

03 Déc Vieil homme

Il n’y a pas que l’absence de mots. Les gestes nous manquent aussi. Nous nous faisons face depuis quelques minutes qui ont duré des siècles. Je ne sais que lui dire, je n’ose aborder la moindre discussion au delà des questions les plus élémentaires sur sa santé, le rythme de ses journées : il serait trop faible pour entamer un dialogue au delà des rares sujets qui l’intéressent encore.

Ainsi, de temps en temps, je le lance sur la guerre en Ukraine, la crise en Russie. Il énumère alors ses inquiétudes, sa volonté de “faire quelque chose” pour sensibiliser la jeunesse russe. Il y croit, il pourrait la sauver. Les phrases se répètent, identiques. Mais si ses propos n’ont plus beaucoup de pertinence, je me réjouis qu’ils gardent au moins une certaine cohérence. C’est le vestige d’une si grande intelligence, qui s’éteint aussi inexorablement que ce corps diminué, fatigué, si vulnérable.

Mon coeur est partagé, entre l’affection et une cruelle pitié. Une sourde colère aussi, la même qui me prenait au spectacle de la vieillesse de mes propres parents. Si la mort est simple, mourir, vieillir ne l’est pas. Ce départ de soi, ce lent abandon que je ressens un peu, une fois de plus, comme une capitulation et, pire, une trahison envers les siens, envers soi-même.

Les silences se prolongent. Lorsque nos regards se croisent, je lui souris. Il me répond, visiblement heureux de ma visite qui, cet après-midi encore, l’a tiré du sommeil profond dont j’ai du l’extraire. Comme hier, il avait oublié ma venue que je lui avais pourtant annoncée à plusieurs reprises.

Aux murs, quelques photos de famille, des enfants et de leurs enfants dont il ne se souvient plus toujours des prénoms. Sa femme, en terre depuis la fin de l’été et qui, il n’en doute pas, l’attend. Elle si délicate, dont le corps est envahi maintenant par l’hiver. Je l’ai senti dès mon arrivée, le froid intense qui me mordait les joues et les mains, ce gel qui, dans la terre là-bas, pas très loin, la pétrifiait définitivement.

Cette chambre modeste encombrée de livres, de journaux, l’espace réduit à ces quatre murs où la rareté de l’air, surchauffé par des radiateurs poussés à bloc, engourdit déjà.

Son dernier univers, qu’il quitte rarement, une ou deux fois par jour et qu’il peine à retrouver à chaque fois, perdu dans le seul couloir décoré de portes à droite, à gauche, où se cachent d’autres misères.

Je ne voudrais pas vieillir…

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