La forêt des ombres

01 Jan La forêt des ombres

Notre civilisation urbaine est dangereuse. Celle où, peu à peu, le béton recouvre la terre, où la nature est écartée de plus en plus loin des hommes que les nécessités ou l’ennui ont concentré dans des villes devenues démesurées et tentaculaires. De cette histoire, surgie de ma mémoire, de mon imagination ou d’un songe, cet enseignement fait partie de ceux que l’on pourra en tirer. Mais il n’est pas le plus important, au point que je n’y reviendrai plus. S’il le veut, le lecteur jugera, en temps voulu. De mon côté, je vais plutôt reprendre le cours de mon récit au lieu d’épiloguer prématurément. D’ailleurs, au moment où je commence seulement à l’écrire sur la feuille, je ne sais pas plus que lui jusqu’où ce récit nous mènera.

C’est en entrant dans le jardin du Luxembourg, aux retrouvailles quotidiennes avec mes grands frères vénérables, que cette histoire a jailli dans ma tête. Un récit étonnant se déroulait sous mon regard intérieur tandis que je contemplai les arbres majestueux. Pour n’en perdre un mot, je raccourcissai ma marche tout en allant quand-même saluer le chêne du fond du jardin, dont je caressai furtivement l’écorce sans être vu par l’un des gardiens qui ont pour mission étrange d’interdire tout contact trop direct entre végétaux et humains. Je rentrai chez moi d’un pas pressé, pour venir m’installer à ma table d’écriture d’où je commence à l’instant ces lignes.

Je préfère prévenir mon lecteur : cette histoire est un conte. Certes, les lignes qui vont suivre lui auraient permis de le comprendre sans faillir. Alors, est-ce la pudeur ou une prudence excessive qui me poussent à le prévenir ? Je me sens mieux ainsi, en confiant principalement ces lignes aux yeux des enfants qui les comprendront certainement mieux que tous, tandis que les personnes que l’ont dit grandes se contenteront plutôt de hausser les épaules avant de retourner, dès les premières lignes lues, à des occupations qu’elles croient beaucoup plus importantes. Ceci étant dit, nous pouvons continuer.

donc…

…Il était une fois un Chevalier solitaire, un château d’Armorique déserté, un jardin vide et immense, une forêt éloignée. Le Chevalier vivait seul et depuis de longues années. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait rencontré de semblable qu’il avait fini par oublier la probabilité de leur existence. Il avait bien vécu une autre vie, il le savait, mais celle-ci lui paraissait si lointaine qu’il n’y avait plus une seule partie de son corps qui s’en rappelle. Les cicatrices des guerres passées avaient disparu, les noms des siens, leur visage voletaient comme des mirages incertains qui apparaissaient parfois dans sa mémoire pour disparaître aussitôt qu’il fronçait les sourcils dans l’effort d’en retenir une image ou un souvenir plus précis.

Il était le seul à vivre dans l’aile droite d’un château dont les corps principaux tombaient en ruines. Celles-ci illustraient les blessures de combats anciens, dont les plaies béantes qui creusaient toujours plus les murailles disaient qu’ils avaient été probablement perdus. La nature avait repris ses droits sur les jardins du château, il ne restait plus rien des pelouses et des bosquets qui autrefois ornaient les pourtours de la demeure. Au contraire, une végétation de plus en plus dense et hostile gagnait chaque printemps un peu plus d’espace. Elle envahissait le château, les lianes grimpantes couraient le long des murs, les herbes folles déchiraient les sols et se répandaient jusqu’à menacer de pénétrer l’appartement où le Chevalier avait retranché sa solitude et sa tristesse.

Des contrées avoisinantes, on savait très peu de lui. Les anciens racontaient qu’il avait été jadis à la tête d’une famille prospère. Il avait hérité de son père, le Seigneur Robert Le Fier, d’un domaine qui s’étendait autant que l’oeil portait du sommet de la tour maître du château, du levant jusqu’au couchant.

C’était un temps très reculé de notre histoire, si lointain que les livres d’aujourd’hui ne s’en souviennent pas même. Alors, le Royaume était lézardé de guerres intestines qui marquaient l’impuissance du Souverain de France. Mais Robert Le Fier avait transmis à son fils l’art de la guerre et le goût de la victoire. Ainsi, les conflits ne touchaient jamais leur château. Robert et son fils aidaient les Seigneurs voisins inquiétés par les guerres au point qu’ils avaient réussi à dessiner une ceinture qui protégeait toute la province.

Le jour de ses vingt ans, le Chevalier put épouser la fille du Seigneur de Galato, celui dont le riche et proche domaine avait profité de la paix de Robert et de son fils.

Ce jour marqua la vie de Robert, de son fils et de leur domaine d’un signe de bonheur et de malheur à la fois. La consécration du bonheur fut l’un des derniers jours de paix que connut la province.

La veille de la noce, un homme blessé s’était présenté aux portes du château entièrement livré aux préparatifs de la fête. Il était de ces vagabonds, dont on soupçonnait certains d’être les fugitifs des régiments de l’Ost. Le lendemain, invité au repas de Noces comme tous les habitants de la contrée, il n’attendit pas la fin des festivités pour prendre la parole. Il annonça le danger d’une immense armée venue du levant qui dévastait tout sur son passage. La tradition au château d’écouter les paroles même des plus pauvres fut respectée. Lorsqu’il entendit ces sombres prédictions, le chevalier sentit que des nuages menaçants venaient perturber le ciel radieux de son bonheur.

Un an après la noce, la guerre avait balayé la province. Face au péril et après que les premières marches d’Armorique eurent été défaites, les Seigneurs avaient tenté de résister en unissant leurs forces. En vain. Les barbares dévastèrent la région entière. Après avoir exterminé les populations, ils pillaient demeures et terres. Les barbares n’étaient pas des occupants : une fois leur victoire consommée, ils continuaient leur razzia en allant la répandre plus au sud.

Le Chevalier fut un des rares à survivre cette terrible époque après que son père Robert le Fier et son lui eurent opposé aux barbares une résistance acharnée lorsque leur territoire fut attaqué à son tour. Le combat dura une journée entière. Robert fut tué lors de l’assaut. Quant à son fils le Chevalier, laissé pour mort au cours de la lutte, il ne dut son salut qu’à la grâce d’un chêne dont l’ombre s’étendait sur la désolation du champ de bataille. À la fin du jour, alors que marauds et barbares achevaient les blessés et dépouillaient les cadavres, il était parvenu à ramper jusqu’au creux de l’arbre. Celui-ci était assez grand pour le recueillir. Le Chevalier réussit à dissimuler l’entrée de sa cachette au moyen de branchages qu’il amoncela au devant. Terrassé par ses blessures, il s’évanouit pour se réveiller de nombreux jours plus tard.

Lorsqu’il revint au château, celui-ci avait été déserté. L’ennemi était parti. Les jardins, les couloirs de la demeure étaient jonchés de cadavres. Tous les occupants, sa femme et toute sa famille avaient été exterminés. Anéanti, le chevalier resta prostré de nombreux jours, étendu le long du corps de sa bien-aimée. Au bout de quelques jours, il se décida de l’enterrer ainsi que toutes les victimes. Pour cela, il choisit pour lieu de sépulture un champ qui occupait la position la plus élevée de son domaine. Ainsi, il pourrait disposer les corps de ceux qu’il avait aimé et côtoyé de telle manière qu’ils puissent faire face au soleil couchant.

Ce champ était situé aux confins de son domaine. Un à un, il transporta les corps jusqu’en haut de ses terres, portant chacun sur ses épaules. Il en compta ainsi cent dix, dont aucun ne lui était inconnu. Seule la fatigue et la douleur que les efforts lui imposaient lui permettaient de taire la souffrance d’avoir perdu ceux qui lui étaient les plus chers.

Après plus de deux semaines, il avait fini de transporter tous les morts. Au coeur du cimetière, il plaça la dépouille de son épouse et, à ses côtés, celui de son père et de tous les membres de sa famille. Après une autre semaine pour creuser les fosses et enterrer tous les morts, il décida de planter sur chaque tombe des graines qu’il avait recueillies aux pieds de l’arbre qui l’avait sauvé.

Une fois tout fini, le Chevalier se retira dans son château. Il y vécut seul et inconsolable pendant de très longues années. Chats et chiens devinrent sa seule compagnie. Il ne se nourrit plus que des maigres produits de ses terres qu’il cultivait lui-même.

Les journées du Chevalier étaient toutes les mêmes. Réveillé tôt, lui qui avait été un fier seigneur consacrait l’essentiel de ses heures aux tâches les plus humbles. Il cultivait ses terres de ses mains toute la matinée. La fin de chaque journée était marquée par le même rituel : il se rendait au bout de son domaine, en haut de ses terres, dans le cimetière qu’il avait construit.

Cette marche était devenue la seule consolation du chevalier. Souvent, il restait des heures entières assis sur une pierre qu’il avait roulé près de la tombe de son épouse. Il ne bougeait plus, il se livrait tout entier à la nature avoisinante. Il espérait entendre dans le chant des oiseaux les cris des disparus, ou dans le bruissement des feuilles des arbres les murmures des êtres aimés. Immobile pendant des heures, il se surprenait souvent à observer si ses pieds, posés à même le sol du cimetière, ne prenaient pas racine à leur tour.

Avec le temps, le champ s’était transformé en forêt. Peu à peu, les arbres avaient levé leurs fines silhouettes au-dessus du sol pour s’élever vers le ciel. Le soir, le Chevalier aimait rester jusqu’au coucher du soleil, lorsque ses rayons rayaient l’espace en caressant les troncs de leur poussière d’or. Puis, le coeur lourd, il ne rentrait au château qu’au moment où l’obscurité avait définitivement chassé le jour.

Dix années passèrent. Le Chevalier était toujours seul et désolé. Sa seule raison de vivre était dans sa visite quotidienne à la forêt du haut de son domaine. Là-bas, les arbres étaient devenus fiers et hauts. Intuitivement, il ressentait profondément que leurs racines, qui puisaient généreusement dans le sol de chaque tombe, avaient élevées l’âme et le corps des défunts dans leurs troncs élancés, aux branches déployées comme des bras ouverts vers les puissances célestes.

Aussi ne regardait-il plus la terre où les corps s’étaient endormis, où lui-même n’avait pris racine. Le Chevalier levait ses yeux vers les arbres, il essayait d’y reconnaître la silhouette de sa femme ou de son père ou de ceux qu’il avait aimés. Et il prolongeait toujours sa quête jusqu’à l’arrivée de la nuit.

Un soir, justement, le Chevalier s’était-il endormi ? Était-ce un songe, le fruit de son imagination ou de son esprit ? Un ange lui était apparu. Sa silhouette ailée s’était doucement distinguée du soleil dont les faibles lueurs orangers ne pouvaient l’aveugler. Le messager solaire était venu près de lui.

Après s’être immobilisé, il avait longtemps regardé le visage du Chevalier sans dire un mot. Ses traits étaient nobles et fins, ses cheveux longs et bouclés, sa bouche entrouverte souriait avec douceur. L’ange avait ensuite étendu le bras et, au loin, pointé son doigt vers le soleil. Le Chevalier avait ensuite suivi le regard de l’ange, qui s’était posé sur chaque arbre de la forêt, l’un après l’autre. Ceux-ci étendaient alors leurs ombres sur le sol. C’est à ce moment que le Chevalier entendit une voix qui lui dit :

« Ne sois pas triste ! Tous ceux que tu aimes savent ton amour. Ils te prient de continuer de venir les visiter, et d’espérer. Un jour viendra, tu reconnaîtras dans l’ombre de chaque arbre celle de chaque être aimé. C’est au moment où ton regard les reconnaîtra que l’amour les libérera et que vous pourrez de nouveau vous embrasser. Sois patient et fidèle ! Continue de revenir chaque jour et sois attentif à la lumière et aux ombres qui se dégagent derrière chacun des arbres. Le moment viendra, mais il ne viendra qu’une seule fois. Garde confiance ! »   

Ce soir-là, le Chevalier mit beaucoup de temps à se réveiller. Il dut lutter contre l’engourdissement qui avait gagné tout son corps. Quant à cette apparition, s’il avait pu douter un instant, l’image et la voix de l’ange étaient restés tellement précis qu’il eut longtemps le sentiment, tandis qu’il rentrait au château, qu’un halo de lumière l’entourait tandis que les paroles continuaient de résonner comme si l’ange parlait à ses côtés.

Il croyait au message extraordinaire qu’il venait d’entendre, et voulait prendre à témoin tout ce qui l’entourait pour en confirmer l’authenticité. Jusqu’au feu qu’il alluma le soir dans sa cheminée, où les flammes qui dansaient dans l’âtre prenaient la forme d’ailes, d’oiseaux ou de jeunes hommes aux chevelures dorées.

Le lendemain, le Chevalier attendit avec impatience le moment de se rendre à la forêt. Avec impatience, il attendit le coucher du soleil, tout en cherchant l’emplacement le meilleur d’où il pourrait d’un seul coup d’oeil embrasser le plus d’arbres possibles afin d’en voir toutes les ombres qu’il put. Mais c’était un jour couvert, la tempête qui avait soufflé la nuit avait apportée avec elle des nuages lourds et gris. On était au début de l’hiver. Le Chevalier comprit qu’il serait plus difficile de guetter les ombres avec les lumières déclinantes. Il attendit en vain que la nuit fut noire avant de se résigner et de rentrer chez lui.

Il fut de même pendant tout l’hiver. S’il continuait de venir dans la forêt tous les jours, le Chevalier attendait l’arrivée du printemps, quand le soleil monté plus haut dans le ciel prend plus de temps pour quitter la terre en l’éclairant de plus en plus fort.

La confiance du Chevalier fut mise à l’épreuve. Le printemps, l’été et l’automne passèrent sans qu’un seul jour il ne vit une ombre prendre les formes de ceux qu’il avait aimé. Vint l’hiver, le Chevalier resta fidèle à la promesse de l’ange. De nombreuses saisons passèrent, les années s’écoulaient… Au point qu’il finit par désespérer de l’ange. Ses nuits et ses sommeils étaient agités de souvenirs lointains, de guerres perdues, de visages disparus, mais jamais l’ange ne se revint se manifester.

Il en fut ainsi pendant quinze nouvelles années. Le Chevalier avait vieilli, sa silhouette commençait déjà à courber sous le poids de sa triste vie. Il avait peu à peu oublié la promesse de l’ange mais il était resté fidèle à sa visite quotidienne. Dans sa forêt, les arbres avaient tellement grandi qu’il n’en voyait plus les sommets, tant leurs branchages et leurs feuillages étaient denses. Leur beauté, leur force étaient ses seuls réconforts, au point qu’il n’aurait jamais manqué une seule journée, malgré les froideurs de l’hiver, les chaleurs de l’été, les tempêtes de pluie ou de neige.

Il se rappelait tous ses morts. Chaque arbre portait le nom de celui qui reposait à ses pieds. Le Chevalier se souvenait des visages, des gestes, des paroles de chacun et il ne pouvait s’empêcher de trouver des ressemblances entre chaque mort et son arbre. Il engageait souvent de longs dialogues avec eux, se contentant pour réponse les mouvements des feuilles ou les murmures du vent.

Il passait le plus de temps auprès de l’arbre de son épouse. Il en connaissait tous les noeuds, les nerfs et les rides que l’écorce fine avait dessiné au cours des ans. Il aimait poser la paume de sa main contre le tronc et s’imaginait que le mariage avait poussé la ressemblance entre les veines de sa main et la peau craquelée du chêne. Sa suprême consolation était d’embrasser l’arbre, et de laisser battre son coeur contre lui.

Il aimait le contact de ses pieds nus sur la mousse et sur les racines qui couraient vers le sol. Il aimait la transparence et la fraîcheur des feuilles, leur peau douce et leur senteur apaisante. Il aimait la cambrure du tronc et les mouvements des branches qui s’élançaient avec douceur vers le ciel. Il était seul, il n’y avait rien ni personne pour l’empêcher de rester des heures en contact avec l’arbre et la forêt.

Le temps passait, sa course vers les arbres rythmait ses jours, ses semaines, les mois et les ans. S’il ne manquait jamais de scruter leurs ombres, il ne savait plus vraiment pourquoi. Mais après tout, cette perte de signification n’avait guère d’importance. Plus rien n’avait d’importance, sauf la paix que lui prodiguaient les arbres. Ils lui permettaient de continuer à vivre. Pourtant, la nostalgie et la tristesse ne le quittaient plus. Comme un serrement au coeur, il avait gardé le souvenir d’une autre vie. Celui des étreintes et de l’amour avec son épouse. Celui des amitiés et des rencontres avec les siens. La tendresse et la beauté des arbres ne remplissaient pas sa vie, mais il n’avait plus personne vers qui se tourner pour que cette vie reprenne. Que des arbres et leurs ombres muettes et dociles qui, jour après jour, suivaient les courbes du soleil sans jamais parler plus.

Un soir, il lui fallu plus de temps pour rentrer chez lui. Même s’il suivait immanquablement le même chemin qui le menait de la forêt au château, sans jamais se détourner vers les vestiges des jardins d’antan redevenus sauvages et méconnaissables, le vieillard failli plusieurs fois cesser sa marche. Il faisait froid, un nouvel hiver sévissait. Il eut voulu s’arrêter à quelques reprises, s’affaisser au creux d’un fossé ou dans l’épaisseur d’un bosquet. Il était fatigué. Il ne voyait plus le sens de revenir chez lui ni de retourner le lendemain en sa forêt. Celle-ci, derrière lui, s’était déjà drapée de noir et de silence, elle semblait s’être refermée sur elle-même, comme pour l’exclure et rendre tout retour impossible.

Par miracle, il trouva des dernières forces qui lui permirent de regagner sa demeure. Une fois arrivé, il n’eut le coeur ni de dîner ni de se changer. Dans l’obscurité de sa chambre, il se coucha à même son lit et s’endormit comme un vieux guerrier au bout d’une trop longue journée de bataille.

Le champ d’un oiseau le réveilla. Les rayons du soleil caressaient les draps de son lit, une lumière douce pénétrait l’espace. Il alla à sa fenêtre d’où l’oiseau, posé en son rebord, s’envola vers le soleil. Le ciel était haut et clair. La lumière éclairait les alentours d’une douceur inhabituelle. Le Chevalier sentit qu’une énergie nouvelle l’habitait. La lassitude de la veille semblait s’être effacée comme par miracle.

La jeunesse n’était plus un mirage oublié du passé. Le Chevalier éprouvait dans son corps et dans son esprit une vigueur et une envie de vivre qui l’avaient quittées depuis la guerre perdue. Mû d’une volonté nouvelle, il sentit que les arbres de la forêt l’appelaient. Plutôt que d’attendre la fin du jour comme il en avait l’habitude, il irait les visiter le matin même.

Mais avant toute chose, il ressentit le besoin de quitter les vêtements qu’il portait sur lui. Dans son isolement, il se négligeait au point de ne porter qu’une seule tenue par saison. Toujours la même, il se contentait d’en rapiécer les pièces usées. En d’autres temps, ses accoutrements auraient été ceux des mendiants du château. Mais lui qui avait aimé la beauté et l’élégance, avait cessé d’accorder la moindre importance à sa mise. Pourtant, ce matin, il ressentit le désir très fort de rechercher ses beaux habits de noces qu’il avait abandonnés au creux d’une malle au fond de sa chambre. Ils étaient les seuls qu’il avait respectueusement conservés, en souvenir des temps de la vie et de l’amour.

Le chevalier voulut encore se préparer avant de partir. Avec un soin qu’il n’avait employé depuis des lustres, il se lava, se coiffa et se rasa. Il s’étonna, en regardant son image dans un miroir, que sa jeunesse avait un peu regagné son visage d’habitude envahi par l’ennui et les trahisons de l’âge. À sa surprise, il n’eut aucun mal à se glisser dans ses vêtements d’antan. Ils avaient gardé tout leur éclat.

D’un pas vif et conquérant, il sortit du château et prit la direction de la forêt. Dehors, le printemps éclatait. Un changement de saison formidable avait eu lieu en une seule nuit. Des nuées d’oiseaux volaient bruyamment dans le ciel. La tendre verdeur des pelouses recouvrait la terre. Partout, les arbres bourgeonnaient, les fleurs poussaient des bulbes épais et prêts à exploser. Les pétales dorés de jonquilles voletaient au souffle tiède du vent.

Émerveillé par tant de beautés, le Chevalier s’attarda en chemin : il prit quelques détours, découvrit des parcelles de son domaine qu’il n’avait jamais visitées depuis tant d’années. Il contemplait l’éveil de la nature. Le même, se réjouissait-il, que celui qu’il ressentait en lui.

Il était midi lorsqu’il arriva enfin à la forêt. Un instant, il s’en voulut d’avoir perdu du temps : Le soleil était haut, il était au milieu du ciel et ne projetait plus aucune ombre aux pieds des arbres qu’il était allé saluer l’un après l’autre. Il attendrait donc que la journée avance et que le couchant commence à dessiner les contours sombres des arbres sur le sol.

Comme la marée qui reflue, la lumière entama bientôt sa course déclinante. Le Chevalier alla se placer à l’entrée de la forêt, là où le soleil pénétrait en premier. Il suivrait mieux les rayons qui épousaient la courbe descendante du sol. Bientôt, les premières ombres commencèrent à apparaître. Le coeur battant, le chevalier se posta derrière les arbres. Celles-ci grandissaient. Malheureusement, leurs dessins reproduisaient la forme fidèle des arbres. C’était un spectacle qu’il ne connaissait que trop bien, pour être venu le voir tous les jours depuis quinze longues années.

Pourtant, le chant des oiseaux continuait d’égayer l’espace. Le vent murmurait dans les feuillages  une mélodie légère et joyeuse. Sans réussir à la reconnaître, il savait qu’il l’avait déjà entendue. Le Chevalier se sentait appelé à continuer de guetter les ombres, il avançait alors plus loin.

Une force l’appelait à ne pas se décourager, même si les ombres des arbres restaient muettes. Il eut l’impression d’entendre la voix d’un ange, la même qu’autrefois, celle qui lui disait de ne jamais perdre confiance. Alors le Chevalier se rapprochait de plus en plus du coeur de la forêt, là où se trouvait la tombe de sa bien-aimée.

Il n’était plus qu’à quelques pas de celle qu’il avait enfouie jadis au creux de la prairie. Maintenant, le chant des oiseaux et le murmure du vent concertaient harmonieusement : il reconnut la mélodie qui était celle de ses noces ! Son coeur battait contre l’écorce de l’arbre de son épouse, les bras autour de l’arbre. Il pencha légèrement la tête pour suivre du regard les rayons du soleil qui commençaient à se poser sur le sol.

Les rayons portaient en eux des milliers de particules de poussière d’or. Ceux-ci remplissaient l’espace, ils occupaient toute l’ombre dessinée par terre. Dans tout son corps, depuis ses pieds posés à même le sol, le chevalier sentit l’énergie formidable du soleil qui permettait la vie et faisait tourner la terre. Bientôt, la poussière d’or s’élevait au-dessus de l’ombre. Une silhouette, un corps se distinguait dans l’air doux de l’après-midi. La beauté de la bien-aimée, les traits de son visage qu’il n’avait jamais oublié étaient maintenant devant lui. Sa femme lui souriait, elle tendait ses bras vers lui. Alors, le Chevalier alla vers elle. Lorsque leurs mains se touchèrent, il ne s’étonna pas de voir son propre corps gagné par la même lumière d’or qui scintillait en toute sa compagne retrouvée. Comme une poudre magique, son corps s’était métamorphosé. Il venait de retrouver la beauté et la jeunesse d’antan. Bientôt, les deux amants s’étaient enlacés dans un halo de lumière incandescente.

Sans le voir de ses propres yeux qui étaient entièrement fixés sur ceux de sa bien-aimée, le chevalier savait que tout autour de lui se transformait. Des arbres alentours, toutes les ombres s’étaient libérées. Les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards renaissaient de la même poussière d’or.

La liesse avait gagnée toute la population si heureuse de se retrouver. Cette fois-ci, plus aucun nuage ne viendrait perturber la noce. Là-haut, à l’occident, le soleil avait arrêté sa course et rendait un hommage éternel.

L’air était de plus en plus chaud et léger. L’ivresse du bonheur du Chevalier était telle qu’il ne se rendit pas même compte que sa danse avec sa bien-aimée les avait élevés au-dessus du sol. Maintenant, ils montaient vers le ciel en effleurant les canopées.

Le couple continuait son ascension vers le soleil et les étoiles, entouré de tous ses proches. Là-bas, au loin, le château était un point de plus en plus petit qui, bientôt, disparaîtrait dans les vapeurs du lointain. Comme ce vieux corps, celui d’un vieux chevalier couché sur son lit. Il s’était endormi pour ne plus se réveiller. Le silence et la paix l’entouraient, la poussière du soir le recouvrait déjà de sa douce protection. Sur son visage, quelques larmes avaient coulé, un dernier sourire ne s’était pas effacé.

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